Stratification éducative et structures intellectuelles
premier jet 28 janvier 2019 - en chantier
Merci de revenir plus tard, quand j'aurai su aborder correctement le "modèle inverse".

Le « modèle inverse » d’Emmanuel Todd : quelles implications pour les Gilets Jaunes ?

Photo de l'arche de palettes à la rafinerie de la Peyrade, près de Sète.

- « Tu l’as entendu hier soir, l’historien ? »
- « Ah il a bien parlé ! ».

C’était le lundi 3 décembre 2018, sur le barrage du terminal pétrolier de Frontignan près de Sète, au lendemain d’un débat en prime-time sur France 2 où Emmanuel Todd s’était exprimé, sur la violence justement :



« Les gilets jaunes m’ont rendu la fierté d’être français. »

Beaucoup de GJ connaissent Emmanuel Todd, l'historien et anthropologue / démographe auquel j’emprunte la notion de « stratification éducative ».

> voir mon texte : « stratification éducative et brutalité policière »

Dans son livre Où en sommes-nous ? Une esquisse de l'histoire humaine, il y consacre le chapitre 12, intitulé : « La démocratie minée par l’éducation supérieure », pp. 281-307.

Emmanuel Todd est utile pour une première approche de la stratification éducative, sur la dimension mondiale du phénomène et son inscription dans une « esquisse de l’histoire humaine ».
Emmanuel Todd est moins utile pour une appréhension des structures intellectuelles qui rendent possibles la stratification éducative. L'inscription de ce phénomène dans l'histoire humaine, telle qu'il la propose, est incomplète. Il doit y avoir là un signe, pour des gilets jaunes dotés de moelles…

Le paradoxe Todd : la critique de la stratification éducative sans critique des structures intellectuelles

Il n’y a pas chez Todd de modèle anthropologique simple de ce phénomène de stratification éducative, ni de réflexion épistémologique transversale, rien d’équivalent à ce que représentait la critique batesonienne. On trouve bien chez lui une critique systématique de « l’économisme » dominant, mais que propose-t-il en échange? Simplement la reconstitution d’une histoire, celle de l’évolution des « structures familiales ». Todd nous promène dans l’histoire humaine sur 482 pages, en ne regardant que les structures de parenté - et très peu les structures intellectuelles. Avec un certain nombre d’intuitions géniales, il ramène à son obsession tous les monuments de l’histoire commune (à l’exception notable de la civilisation islamique) : Sumer, le judaïsme antique, le christianisme primitif, la réforme protestante… Tout y passe, mais comment saisir la portée de cette reconstitution ?

En lieu et place d’un modèle anthropologique simple, il y a une intuition théorique, la densification tendancielle des formes familiales - un « modèle inverse », par rapport à l'idée que toutes les nations devraient converger vers la parenté occidentale. De cette intuition, il affirme qu’elle « a des conséquences incalculables pour l’interprétation de l’histoire humaine » (p. 28). Todd a le droit de le dire, mais étant donné sa position marginale dans l’institution universitaire, il y a fort à parier que lesdites conséquences resteront longtemps incalculées… Todd le sait, et il n’a pas d’explication simple à cette étrange situation :


« J’ai vécu toute ma vie au Moyen-Âge »

Todd ne sait pas vraiment expliquer pourquoi, il y a quatre décennies, on lui a donné un poste subalterne d’ingénieur de recherche à l'INED (Institut national d'études démographiques), à l’époque où ça se faisait encore. Dans cette situation relativement confortable, Todd s’est habitué à sa propre marginalité. D’où ce penchant pour la dénonciation de la stratification éducative, chez lui étrangement déconnectée de la critique des structures intellectuelles. En ce sens, Emmanuel Todd fait partie intégrante d’un système à bout de souffle. Et il le dit lui-même : il n’est qu’un chercheur, avec un certain nombre "d’outils" (…c’est la rengaine bien connue des chercheurs en sciences sociales, qui appellent "outil" leur propre routine intellectuelle, et se présentent ainsi comme d’humbles travailleurs au service de la collectivité…). Ces outils lui ont permis de dire il y a trente ans que l’Euro ne marcherait jamais. Encore aujourd’hui, il peut nous dire des choses désagréables, comme le fait que la dérive autoritaire de l’Europe correspond bien aux structures anthropologiques du Vieux Continent. Mais comment échapper à cette dérive? Quelles conséquences pratiques pour le mouvement des Gilets Jaunes? Todd n’en a aucune idée. Pour ça il a le nez dans le guidon, comme tous les universitaires rangés.

Donc les médias le présentent comme un prophète, et ça ne mange pas de pain : un prophète un peu fou, qui fait le buzz devant des millions de téléspectateurs avec des comparaisons incompréhensibles, comme en mai 2015 (après son Qui est Charlie ?) :

« L'optimisme de Valls, c'est l'optimisme du maréchal Pétain »

Forcément, il y a là de quoi alimenter la machine médiatique - donc on le voit, donc il est connu… Et c’est un spectacle attendrissant, quand on sait le travail qu’il y a derrière, la véritable intuition historique (du point de vue des structures de parenté, nous vivons une époque sous domination Allemande…). Mais Todd n’est pas un prophète, ce n’est pas lui qui va sauver la situation. D’ailleurs aujourd’hui on ne l’entend plus vraiment.


Cela fait bien longtemps qu’on ne distribue plus de postes subalternes aux universitaires turbulents - et c'est tant mieux finalement! La France regorge aujourd’hui d’universitaires morts-nés, de jeunesses emmurées vivantes dans leur sujet de thèse, et avec eux des pans de la réalité sociale, voire des sociétés entières, vies sacrifiées sur l’autel des structures intellectuelles établies. Après les aides soignantes et les intérimaires, c’est à nous d’entrer en scène aujourd’hui.

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