Le mamelouk & les Gilets Jaunes

Mercredi 6 février 2019

Un petit message pour te rappeler de m’envoyer le texte dont tu m’as parlé, résumant ta conférence sur la démocratie antique, que je puisse le transmettre aux participants de l’atelier.

Je te précise un peu le projet auquel je travaille pour ma part : un texte présentant le fait mamelouk dans l’histoire musulmane, et son importance pour le mouvement des Gilets Jaunes.

Les enjeux sont les suivants :

  1. 1.Le rapport à l’État des populations musulmanes. 

    Parler du fait mamelouk, c’est parler d’un trait spécifique de l’État musulman entre le IXe et le XIXe siècle : face à un peuple fortement structuré par les solidarités tribales, les souverains ont toujours eu tendance à confier les postes de responsabilité à des esclaves, étrangers à ce système de lignages, donc d’une fidélité totale à l’État. Ce fait historique massif est largement occulté des consciences historiques contemporaines (j’y reviendrai plus loin), mais il éclaire assez le rapport à l’État des populations musulmanes - y compris je pense des musulmans français, dont l’absence dans le mouvement est remarquée, même si beaucoup préfèrent ne pas y réfléchir. 

  2. 2.La schismogenèse Europe / islam (et le « macronisme » des diplômés musulmans). 

    Dès la dynastie ommeyyade (VIIe-VIIIe siècle), les chrétiens d’Orient ont été des ministres et acteurs de premier plan dans les cours musulmanes. À partir des Abbassides (IXe siècle), l’affirmation du système mamelouk relègue cette influence au second plan : le pouvoir préfère s’entourer d’une « garde prétorienne » islamisée de statut servile, mais les moines chrétiens restent des observateurs de la vie politique. Par ailleurs les mamelouks eux-mêmes sont d’origine européenne, et gardent souvent des liens avec leur région d’origine. Donc si l’on réfléchit aux circonstances de l’affirmation européenne, et aux transferts culturels des techniques islamiques de gouvernement vers une Europe encore embryonnaire - en amont de la première croisade et de la fondation des premières universités au XIIe siècle - le fait mamelouk est incontournable. Pour le dire schématiquement, l’Europe commence lorsque l’Église catholique romaine décide, à travers la fondation des universités, de fabriquer ses propres « esclaves mamelouks », à partir de « sa » propre population. 

    Je propose ce raccourci historique pour souligner la cohérence anthropologique du système islamo-européen : ce n’est pas un hasard si l’université européenne s’est développée comme une corporation centralisée, aux intérêts structurellement liée à l’État, selon un modèle qui n’a pas pris dans le monde islamique (voir cette courte vidéo de l’historien Eric Vallet). Argument cybernétique élémentaire : il ne pouvait en être autrement, afin qu’émerge une conscience intellectuelle chrétienne autonome, sur fond d’une civilisation médiévale encore dominée par le monothéisme islamique, où les savoirs étaient structurés par des rapports maître-disciple délocalisés, émancipés de la tutelle de l’État depuis l’échec de l’inquisition mu’tazilite des premiers califes Abbassides (IXe siècle). Dans le monde chrétien, l’institution universitaire donne naissance à une subjectivité intellectuelle liée à l’État, qui se cristallisera dans le cartésianisme quelques siècles plus tard. Mais pour les musulmans cette opération a toujours été transparente, au moins à un niveau subconscient - ce qui se traduit selon moi, chez les diplômés musulmans (au sens : nés dans l’islam), par un rapport spécifique aux institutions universitaires (rapport que je nomme « anthropologie de l’islam ») et par une posture spécifique face aux effets de la stratification éducative (Emmanuel Todd) - notamment chez les diplômés « nationalistes » issus des centre urbains de la rive sud, plus que chez ceux issus des marges urbaines de la rive nord. 

  3. 3.Le basculement géopolitique actuel 

    L’acte fondateur des nationalismes arabes à la fin du XIXe siècle, dans un contexte d’affirmation impérialiste européenne, a été la liquidation des corps de mamelouks (et des janissaires de l’empire Ottoman). Dans un monde régi de plus en plus par l’idée nationale, logiquement, le pouvoir ne pouvait plus être confié à des étrangers. On connaît cependant la déroute ultérieure des états nationalistes arabes, scellée par le soulèvement de 2011. Faire émerger cette mémoire refoulée est donc une manière de poser à nouveau frais le lien génétique entre l’Europe et l’islam, en amont des luttes anti-coloniales. Elle nous donne un angle d’attaque pour contester le contrat post-colonial, fondateur de la cinquième république, entre la Métropole et ses anciennes colonies. 

    Cette question nous permet donc de mieux cerner le basculement géopolitique actuel, et de tracer l’horizon d’un avenir commun - sans éluder les revendications de « préférence nationale » qui clivent jusqu’à présent le mouvement des gilets jaunes. Le « mondialisme » des élites politiques, au Moyen-Orient, ne se réduit pas aux accointances américano-saoudiennes, contrairement à ce que présentent les analyses géostratégiques « prêtes-à-penser » qui dominent dans notre mouvement. Le grand soulèvement arabe de 2011 a surtout été tué dans l’oeuf par les élites intellectuelles occidentales, par l’inertie de leurs structures intellectuelles et de leurs collaborations avec les élites arabes diplômées. C’est un drame dont j’ai été personnellement témoin, et qui est à l’origine de ma présence dans les rangs des Gilets Jaunes (je renvoie à l’accueil de ma page personnelle). Or ce sont ces mêmes élites occidentales qui, quelques années plus tard, regardent avec dédain le « populisme » des Gilets Jaunes, et le soulèvement des nouvelles « classes dangereuses ». 

 

Pour moi ça semble très clair, mais j’admets que ce soit déroutant par rapport à la culture historique établie (et euro-centrée) des universitaires, car je crois bien que j’enchaîne les contre-intuitions. C’est assez complexe à vulgariser aussi, et ça ne se fera pas du jour au lendemain. Mais c’est un point tout à fait crucial, par rapport à ce que j’essaie d’apporter dans notre atelier « conscience historique ». Du coup, j’aimerais beaucoup que ta conférence me prépare le terrain, dans la mesure du possible, sur la logique de l’esclavage antique, qui se prolonge dans les monothéismes chrétiens et musulmans (selon une intuition d’Alain Testart). C’est de ça dont j’aimerais qu’on discute un peu en amont, si tu trouves le temps.

 

En fait c’est au printemps dernier que j’ai longuement tâtonné sur toutes ces questions, à travers la critique d’un cycle d’émissions diffusées sur Arte, Les Routes de l’Esclavage. Cela m’a conduit à affirmer la conviction que j’énonce ci-dessus : la filiation génétique entre l’islam et l’Europe passe précisément par la question de l’esclavage, mais elle requiert des Européens qu’ils s’admettent esclaves de leurs propres états - ce qui n’était pas encore au goût du jour il y a huit mois… J’ai donc mis mon texte en ligne, en l’état, pour rendre compte de mon cheminement. Tu peux regarder si tu veux, mais je pense que c’est un texte assez sinueux…

https://blogs.mediapart.fr/vincent-planel/blog/300518/violence-de-l-esclavage-violence-de-la-verite

 

Voilà esquissés les enjeux contemporains de cette question mamelouke. L’ensemble de mes propositions dans le mouvement des gilets jaunes est sous-tendu par cette intuition intellectuelle, cette lecture de notre moment historique dans le temps long. J’ai en effet conscience, ayant assisté ces dernières années à la déroute généralisée des réformateurs islamistes un peu partout dans le monde arabe, que l’heure est à une remise en question profonde de la conscience intellectuelle sunnite. Et je suis persuadé que le basculement politique en train de s’opérer en France est en mesure d’y contribuer. Je sens qu’à un moment où à un autre, les musulmans français - nés dans les marges urbaines de la rive nord - finiront par rejoindre notre mouvement, et qu’ils en profiteront pour régler leur compte avec les cadres intellectuels musulmans - issus des centres urbains de la rive sud et bénéficiaires de la mondialisation - qui prétendent les tenir en tutelle. Alors, cela ouvrira la voie à un nouveau contrat social de la population française avec elle-même, dans toute sa diversité religieuse et anthropologique - qui ne se réduit pas à la composante musulmane. C’est dans ce basculement des minorités musulmanes de la rive Nord, selon moi, que se jouera la fin du moment contre-révolutionnaire dans les sociétés majoritairement musulmanes de la rive Sud. Inchallah. Voilà à peu près mon intuition.

 

Merci de m’avoir lu jusque là, et à très bientôt.

Amitiés

Vincent

 

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