Quand le coût de la lutte menace la survie

Rédigé le 5 décembre 2018.
Mis en ligne le 7 février 2019.

J’ai regardé hier une émission qui date de quelques jours, un « arrêt sur images » sur le thème : « les Gilets Jaunes ont fait apparaitre les classes populaires dans le débat public » (30 novembre 2018).
Une remarque d’Emmanuel Todd m’est restée dans la tête, que j’ai trouvée très juste, à propos de la survie (voir de 29’34 à 31’43) :


Retranscription :

- « La présence des femmes - ça c’est des traditions, on a des références dans Jules Vallès, ou à l’époque de la Révolution Française : en principe quand les femmes arrivent directement dans des actions de rues, de masse etc., c’est que vraiment on est dans des situations économiques limite, et que des problèmes de survie économique sont posées. Et moi ce qui m’intéresse beaucoup… - parce qu’en fait ça va continuer d’évoluer, on ne sait pas trop où on va - … c’est qu’on est confronté à une situation où le gouvernement ne va pas céder, en fait, et ce qu’on ne sait pas et ce qui m’inquiète un peu, c’est que les commentaires parlent de ça comme d’habitude sans se demander si une partie des gens qui manifestent ne sont pas économiquement condamnés à mort par la volonté du gouvernement de ne pas céder - je ne sais pas si je suis très clair ? »
- « La dimension de péril dans laquelle se trouvent les gens, il me semble qu’elle ressort clairement… »
- « Voilà, et donc la vérité, c’est que… Je trouve que les… Je ne sais pas si les gens sont assez conscients de l’extraordinaire dimension de violence de ce qui se passe. Alors les gens parlent de la violence des manifestants, toujours : on nous montre des visions dévastées des Champs Elysées, comme si c’était super grave parce qu’on a balancé quelques poubelles sur les Champs Elysées etc.. Alors que la violence dont les gens devraient parler, c’est la violence de l’exécutif. Parce que en fait, si vraiment des gens sont condamnés à une certaine forme d’exclusion sociale - je n’ose pas dire de mort sociale, faut quand même pas exagérer - par une décision irréfléchie du gouvernement, puis une obstination dans cette décision, puis peut-être même, le début d’une stratégie du chaos, pour faire peur… La violence dont on doit parler, c’est la violence du macronisme. »

[Se tournant vers un autre intervenant ] : « Euh, vous vouliez réagir sur les femmes… »

J’ai trouvé ce développement très juste. Mais peut-être ce qui m’a le plus marqué, ce qui m’a fait un déclic, c’est qu’Emmanuel Todd n’arrive pas à faire entendre ce qu’il cherche à dire. J’en veux pour preuve la réaction de Daniel Schneidermann : « La dimension de péril ressort clairement… » Mais non ! Ici Emmanuel Todd ne parle pas de ça ! Ce dont les télés parlent, avec le prix de l’essence etc., c’est de la baisse du pouvoir d’achat, et ce dont Emmanuel Todd parle ici est tout à fait différent : il parle du coût de la mobilisation, du coût que ça a d’aller tous les jours occuper des péages et des raffineries de pétrole, plutôt que d’aller bosser. Et ceci, les télés n’en parlent pas, et les commentateurs sont juste incapables de prendre en compte cette dimension de la situation. Moi-même dimanche, j’ai passé une partie de la journée au péage de Poussan sur l’A9, et j’ai bien vu, en écoutant les gens qui sont là depuis trois semaines, qui parlent de leur fatigue, de l’état de leur maison, et surtout de leur budget. Et ça fait seulement trois semaines… Moi, ce sont des choses que j’ai lu dans les livres de Steinbeck, mais je ne l’avais jamais vu… Moi les grèves dures, je connais pas. Parce que je suis né en 1980, et en plus dans un milieu de la bourgeoisie intellectuelle de région parisienne, donc je connais pas.

Moi ça fait quasiment dix ans que je suis dans un bras de fer avec le milieu académique sur le Yémen - et en fait plus largement sur la question des rapports entre islam et sciences sociales : vous voyez bien que ça ne m’a pas condamné à mort. Bon OK, je suis en mode « survie » depuis dix ans, et puis ça m’empêche d’aider les gens que je voudrais aider là-bas, de les aider vraiment, matériellement… Mais ça ne m’empêche pas de tenir mes positions, de rester dans cette relation que j’ai nouée avec la société yéménite : ça ne m’empêche pas de continuer à réfléchir, et de rester fidèle à ce qui importe le plus pour moi. En tant que personne issue des milieux intellectuels diplômés, ou même sur-diplômés, c’est l’expérience du monde que je fais. Et peu importe ma condition économique réelle : je peux être chômeur de longue durée, mais voter quand même pour Benoit Hamon et rester dans ce rapport intellectuel au monde. Même dans l’électorat de la France Insoumise, je pense qu’il y a beaucoup de gens dans cette situation. Or ceux qui tiennent le péage aujourd’hui, ce sont d’autres catégories sociales, qui sont dans une autre expérience.

Lundi y’avait un blocage à la raffinerie de Sète, et une dame avait entendu Todd la veille à la télé : « Tu l’as entendu l’historien ? Il était super… » Donc ça m’a fait plaisir… Mais il y a une part de son diagnostique qui n’est pas entendue, à savoir la part la plus pessimiste, que les gens ne se représentent pas encore à mon avis. Les gens aiment bien, parce qu’il tape sur Macron, en disant des choses très éloquentes et justes, mais ça peut prêter à confusion, sur le fait que les Gilets Jaunes vont finir par être représentés, et qu’on est encore dans une situation de dialogue, à travers le fait que des gens se parlent sur des plateaux télés.

Quant à Todd, il est un peu dans la situation de l’anthropologue, qui est très content de lui parce qu’il arrive à penser et à sentir comme les « indigènes »… Et il en est conscient, il passe son temps à le dire et à s’en défendre : Todd vit dans un monde de statistiques et de modèles familiaux, et c’est à partir de cette perspective qu’il prend ces positions… Je pense que Todd lui-même n’arrive pas à être suffisamment pessimiste, et que cette parole en elle-même finit par brouiller un peu la situation. Pour voir venir ce qui est en train de nous arriver, on a besoin de prendre en compte ce phénomène - cette forme d’intellectualisme même chez les plus brillants de nos intellectuels.


La violence du macronisme est précisément dans cette impossible prise en compte : hors de l’expérience intellectualisée du monde, point de légitimité. On peut concevoir une demande de « pouvoir d’achat », pas une protestation sur le coût de la vie, mettant la survie en jeu. Il n’y a qu’à entendre le silence de Daniel Schneidermann, quand Todd tente d'évoquer cette violence, on est comme au bord de la falaise, et on préfère passer à autre chose. Je pense que les 2/3 des téléspectateurs sont comme Schneidermann, peut-être même 99 % ne comprennent pas ce qu’il dit. Quant à Emmanuel Todd, il en parle mais il n’arrive pas à le dire, il n’arrive pas à faire passer le message, et il en parle de manière étrangement irréelle : « Moi, ce qui m’intéresse beaucoup, parce que ça va continuer d’évoluer, on ne sait pas trop où on va… (…) et je suis très inquiet ». On est dans une sorte d’engourdissement discursif…

L’écologisme comme diversion

D’ailleurs, c’est là souvent que les questions écologiques interviennent, donnent un échappatoire au malaise, une contenance au sentiment latent de culpabilité. L’écologisme a un effet particulièrement pervers, et il faudrait vraiment que les milieux diplômés commencent à le réaliser maintenant.

Alors disons les choses clairement : peut-être que les Gilets Jaunes « vivent comme des cons »… Peut-être que s’ils sont malheureux, ce n’est pas juste à cause du prix du pétrole, mais parce qu’ils restent malgré tout dans des modes de vie fondés sur la consommation : maintenant ils ne peuvent plus consommer, donc ils sont pas contents… Peut-être aussi parce que les familles sont éclatées, des familles monoparentales, avec des gamins qu’il faut balader à droite à gauche, en leur faisant des cadeaux pour leur prouver qu’on les aime…

Et peut-être qu’il y a d’autres milieux populaires, qui vivent aussi avec 1300 euros par mois - c’est-à-dire : un seul salaire et pas deux, parce que la femme est à la maison… et qui, avec ce salaire, font vivre une famille de dix gamins. Je pense évidemment aux « quartiers populaires » (entre guillemets) avec beaucoup de familles issues de l’immigration post-coloniale. Peut-être que nous, les « intellectuels bourgeois-bohème » qui rêvons d’écologie, on a envie d’admirer beaucoup plus ces milieux populaires-là, dans leur fonctionnement et dans leur mode de vie.

Soit.

Mais pour pouvoir débattre de ces questions de modes de vie - pour pouvoir questionner les gens dans leurs modes de vie - il y a des conditions minimales de respect… Et c’est vraiment là, sur ces questions de respect et de savoir-être, que les milieux intellectuels de gauche sont souvent à la masse… Il y a cette espèce de « mantra » écologiste de gauche, sur le fait qu’on ne peut pas envisager une transition écologique sans justice sociale. Et oui, d’un point de vue théorique, c’est absolument vrai… Mais chacun de ces termes - « transition écologique » « justice sociale » - sont tellement galvaudés, que malheureusement ce discours dissimule l’essentiel, cette question du respect et de l’écoute de l’autre. Les musulmans diraient, tout simplement, le « bon comportement ».

Pas plus que la transition écologique, la « justice sociale » ne se décrètera d’en haut. Ce n’est pas « rendre l’ISF », comme dit Ruffin, qui va la rétablir par un coup de baguette magique. La justice sociale, elle se pose là tout de suite, de manière tout à fait prosaïque, sur ces blocages aux péages d’autoroute et ailleurs, dans la répartition de l’effort et de la charge qui leur est associée.

retour sommaire "Gilets Jaunes"

* * *

Jeudi 7 février 2019. Aujourd’hui, j’ai fait le ménage dans mon dossier « gilet jaune », et je suis tombé sur ces textes rédigés début décembre. Ils me semblent intéressant pour penser où nous en sommes aujourd’hui, à Sète en tous cas. Car certains idéalisent déjà le passé : ils raillent les derniers « gauchistes de service » et les dernières « têtes-brûlées », s’acharnant à redonner vie à un mouvement qui n'est plus l’ombre de lui-même. Oui, mais ça a toujours été là. Le gauchiste et la tête brûlée ont chacun leur langage, mais le mouvement est autre chose, et jusqu’à aujourd’hui.

Ces textes expliquent bien pourquoi j’ai eu honte, dans les premières semaines du mouvement. Je me rendais bien compte par exemple qu'Emmanuel Todd, tout en critiquant l'intellectualisme des médias, n'y échappait pas lui-même - une sorte de vertige : l'intellectuel face à l'effondrement de sa vision du monde, ou du monde lui-même, incapable en fait de différencier. Moi-même, j'étais confronté à un sentiment analogue : « Macron va faire à la France ce que la Communauté Internationale a fait au Yémen » (écrit le même jour). Bref, j'avais bien conscience de ne servir à rien.

Donc j’y suis allé sans y aller, je suis resté à distance, mais prêt à m’investir dès que possible. En attendant, j’ai retouché ma page web, j’ai écrit quelques textes grandiloquents sur « Pourquoi je suis Gilet Jaune »… Et puis finalement il y a eu des réunions, je me suis mis à écrire des compte-rendus, et ça a plu. Voilà que je fais le secrétaire de service depuis quelques semaines, et je commence à mettre mon nez un peu partout…

À vrai dire, je pense que beaucoup sont comme moi. On peut dire qu’ils ont déjà quitté le mouvement, ou qu’ils ne l’ont pas encore vraiment rejoint. Certains s'étaient investis pour de vrai, qui ont fini par se retirer, mais ils ne sont pas loin, prêts à s’investir à nouveau. Et l'hiver ne durera pas éternellement…