L'intelligence de la tique
« La larve de la tique grimpe à un arbre et attend sur une brindille extérieure. Si elle sent de la transpiration, elle se laisse tomber et atterrit, éventuellement, sur un mammifère. Mais si, après quelques semaines, elle ne sent pas de transpiration, elle se laisse tomber et s'en va grimper à un autre arbre.
La lettre qu'on n'écrit pas, les excuses qu'on ne présente pas, la nourriture qu'on ne donne pas au chat : voilà des messages qui peuvent être suffisants et efficaces parce que zéro, en contexte, peut être significatif. »Gregory Bateson, La Nature et la Pensée (Seuil 1984), p. 53
Mon enquête au Yémen ressemble à l’histoire de la tique.
En 2003 je me suis laissé tomber quelque part, dans une ville à laquelle personne ne s’intéressait à l’époque. Je n’ai pas fait comme les autres chercheurs qui ont arpenté le pays jusqu’au dernier jour, en abusant de leurs privilèges d’Occidentaux. Comme la tique, je me suis fixé sur l’animal et j’ai grossi dans sa chaleur moite, au creux de l’aine. Arrivé à maturité, j’ai pris mes distances, par respect pour mes interlocuteurs. Je me suis retiré pour mieux les retrouver dans le monde d’après, le monde de « quand-j’aurai-soutenu-ma-thèse… ». Je rêvais d’avoir un salaire d’anthropologue, et de faire ma vie avec eux là-bas. Je n’ai eu ni l’un ni l’autre.
En 2011, au signal des Printemps Arabes, cette ville a pris la tête d’une révolution. Et comme ma recherche ne répondait pas aux questions des autres chercheurs, j’ai finalement dû renoncer à la soutenir. En 2015 (un an à peine après mon installation à Sète), la guerre au Yémen a éclaté, et les armées se sont ruées sur Taez. Le quartier de Hawdh al-Ashraf, où j’avais vécu entre 2003 et 2010, est devenu l’un des points les plus chauds de la ligne de front - en tous cas le plus fixe, car la ligne ne fait qu’évoluer partout ailleurs depuis 6 ans.
Il y a un mystère dans cette affaire. Instinctivement, je me suis fixé dans le lieu le plus passionnant de la ville, mais sans m’en rendre compte. J’étais attiré là par un jeune homme, que je jugeais supérieurement intelligent. L’intelligence était collective en réalité, mais j’étais très mal outillé pour le comprendre. Le jeune homme est devenu fou, et j’ai peu à peu appris à me retirer.
« Zéro, en contexte, peut être significatif. »