Dans la ville yéménite de Taez, pendant une
dizaine d’années (2003-2013), j’ai mené une étude
anthropologique de la sociabilité masculine, où il était déjà
question des rapports entre interaction et histoire sociale. Et
Taez est connue comme une population extrêmement qualifiée.
Région d’altitude moyenne, la plus fertile et la plus peuplée du
pays (car arrosée par les moussons), Taez est une zone tampon
entre le port d’Aden (colonie britannique et plaque tournante du
Commonwealth de 1838 à 1967) et la région tribale des Hauts
Plateaux autour de Sanaa (qui n’ont jamais connu la domination
étrangère). Locomotive du développement au Yémen du Nord, Taez
est la mère patrie de la Hayel Saeed Anam Corporation, un groupe
de plusieurs milliards de dollars d’actifs à travers le monde.
De fait, les Taezis sont passionnés de commerce et d’études
supérieures : ils migrent pour commercer, puis se former,
pour migrer à nouveau, et commercer encore…
C’est cette population que j’ai choisi de
prendre à la fois pour objet d’étude et pour interlocuteurs, en
lien avec ma volonté de pratiquer une anthropologie symétrique.
Ainsi ma première étude, en 2003, s’est développée à partir de
ma rencontre avec Ziad, un brillant expert comptable issu d’une
famille citadine. Quelques années plus tard, après des échecs
professionnels et familiaux, Ziad mettait le feu à sa maison le
jour de mon retour pour un quatrième terrain (2007). Quelques
mois plus tôt il avait été interné en hôpital psychiatrique par
sa famille et traité aux électrochocs, parce qu’il refusait de
reprendre le poste de son frère récemment décédé. Dans ces
circonstances j’ai réorienté mon enquête, afin de mieux
comprendre le rapport entre mon travail anthropologique et le
malheur de cette famille.
Quelques années plus tard, Taez prenait la
tête d’un soulèvement général dans tout le pays. Cette
population extrêmement diplômée, qui servait de lunettes aux
observateurs occidentaux, n’avait en fait jamais cessé d’être
tribale. C’est ce que j’essayais d’expliquer depuis plusieurs
années dans ma recherche, et la « folie » de Ziad
anticipait ce basculement.
Malheureusement, les Printemps Arabes ont eu
d’abord pour effet de renforcer les sciences sociales dans leurs
certitudes, en leur donnant l’impression qu’elles présidaient au
destin des peuples. Sans même parler des conséquences pour le
Yémen, la société française est rattrapée aujourd’hui par une
crise politique, dont elle pourra sortir quand ses élites
cesseront de s’étriper entre « islamophobes » et
« islamo-gauchistes », mais s’aventureront avec
l’Orient dans une relation renouvelée. La ville de Taez n’attend
que ça, pour avoir le droit de vivre.
Pour en savoir plus :


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