ORIENT
médiateur social
Retours de flamme
Situation 1 : quelque part en France,
entre 2011 et aujourd'hui.
Pierre est travailleur social. Dans un quartier
prioritaire, il accompagne de jeunes personnes dans leurs
démarches administratives et leurs candidatures
professionnelles. Or de manière récurrente, Pierre se
retrouve dans des situations où certains de ses
bénéficiaires le draguent avec insistance. Du moins Pierre
a-t-il ce sentiment. Mais Pierre fait avec, il considère
qu’il en va de l’ordre des choses : ces jeunes ne sont-ils
pas avant tout victimes ? D’une
part, de politiques délibérées de ségrégation urbaine,
menées depuis des décennies ; victimes
d’autre part des prédicateurs, qui poussent au repli
communautaire et maintiennent ces jeunes dans leur
malaise. Alors Pierre s’adapte. Jusqu’au jour où…
Ces jours-ci avec le concept
« d’islamogauchisme », de manière confuse et
lancinante, les sciences sociales sont accusées de
complicité avec les attentats. Et à vrai dire, les
chercheurs ont du mal à répondre à cette accusation. De fait
quand l’attentat survient, ils ne savent pas identifier leur
rôle, la responsabilité éventuelle de leur propre regard. Ce
problème a été au coeur de la recherche que j’ai menée au
Yémen dans les années 2000, et je peux maintenant apporter
certaines réponses quant aux raisons profondes de cette
situation. Peu à peu, j’ai pris conscience de l’imbrication
étroite entre la vision sociologique du monde, caractérisée
par un certain dualisme (esprit
vs. matière), et une
certaine expérience interactionnelle, attestant apparemment
de sa réalité. Sur le terrain, je me débattais
quotidiennement avec ce paradoxe, durant les longs mois
chaque année que je passais sur place, jusqu’au jour où…
Situation 2 : Taez (Yémen), 2007.
19 août, arrivée vers midi à Taez, pour y effectuer mon
quatrième terrain. Je suis toujours sur la place à la tombée
de la nuit, quand un incendie se déclare dans le quartier du
haut. Je comprends immédiatement. Ce quartier est celui de
Ziad, c’est le quartier que j’ai étudié dans ma maîtrise,
grâce à mon affinité particulière avec lui, et mon premier
mémoire lui est dédié… Là je finis ma deuxième année de thèse,
consacrée à l’ensemble de ce secteur et à toutes sortes
d’autres questions sociales - et Ziad vient de mettre le
feu à sa maison… Je comprends immédiatement, pourtant les gens
autour de moi font comme si de rien n’était, ils m’accueillent
avec effervescence, comme s’ils n’avaient pas vu la
coïncidence. Moi-même, j’ai trop honte pour aborder la chose.
Mais les semaines suivantes, peu à peu, je commence à
réfléchir différemment…
Situation 3 : Taez, automne 2003 (exhumée 15
ans plus tard)
Fin de mon premier terrain. Je suis au Yémen depuis deux
mois, et dans quelques semaines je vais prendre l’avion du
retour, emportant avec moi une pile de notes quotidiennes et
de « matériaux », pour rédiger ma maîtrise au cours de l’année
universitaire. Je commence à peine à connaître cette société,
mais l’objet de mon futur mémoire est déjà fixé : un petit
quartier du centre-ville, une génération de jeunes citadins un
peu désoeuvrés, qui vivent repliés sur le monde de leur
enfance. Avec leurs espoirs et leurs rêves, ces jeunes se sont
livrés à moi. Ils veulent vraiment que je raconte leur
histoire - et en même temps ils me « draguent » avec
insistance. Et plus je fais semblant de ne pas voir, plus ils
m’embarquent dans des intrigues exubérantes, parlant de
l’oppression du Régime et de leur « Révolution ». Une
situation hautement déstabilisante, proprement ingérable pour
moi, qui vais devoir rédiger un mémoire cohérent. Plus je me
débats pour trouver la clé, plus je suis cerné par l’ambiguïté
de cette situation.
Je ne peux plus appeler Ziad à la rescousse, l’expert
comptable qui m’a socialisé à cet endroit : c’est contre lui
que les jeunes ont fait leur « révolution », et Ziad a fini
par se retirer dans son village. Ayant complètement perdu la
face devant la « Communauté Internationale », il a
choisi de me laisser seul aux prises avec ses cousins et amis
d’enfance. Ziad insiste pour que je le suive là-bas, mais je
sais qu’il m’obligerait à déconstruire toutes mes analyses, et
à ce stade ce n’est pas sérieux. D’ailleurs
ici, les Yéménites sont tous disposés à répondre à mes
questions. La seule
ombre au tableau est le grand frère de Ziad, qui travaille
avec le Régime dans la Police des souks. Depuis
longtemps, on me dit que Nabil est incontrôlable, on suggère
avec insistance qu’il pourrait bien me violer. Et toujours ce
jeune cousin de Ziad, qui vient me ronronner dans les pattes…
À un certain stade, la pression psychologique devient
insoutenable. Après un ultime incident, je trouve finalement
refuge auprès d’un autre cousin exilé à Sanaa, qui travaille
dans une banque. Waddah n’a rien suivi de l’histoire mais
semble disposé à m’aider. Au sein de cette nouvelle relation,
les mêmes contradictions ne tarderont pas à apparaître - mais
cette fois cela se passe hors-champ, et mon mémoire s’en
sortira.

Portant les habits de Waddah, avec un jeune cousin de
Ziad et un voisin,
fin octobre 2003 (juste avant mon retour en France).
Porter la responsabilité de mes représentations
Neuf mois plus tard (juin 2004), à l’Université Paris X -
Nanterre, je soutiens une très bonne maîtrise (toujours
disponible ici).
« Un anthropologue est né », lance le jury unanime… Il
n’empêche, je n’ai jamais oublié les circonstances de ce
premier passage à l’écriture. J’ai toujours eu vaguement
conscience que mon analyse portait en elle-même cette
rétroaction, de la part de ceux qu’elle prétendait prendre
pour objet. Guidé par les méthodes de l’ethnographie réflexive
(et par ma formation antérieure de physicien), j’apprends peu
à peu à traiter ce phénomène de rétroaction comme une
difficulté inhérente à l’exercice sociologique, et mon enquête
trouve finalement là sa cohérence.
Mais parallèlement, je vois le malheur s’abattre d’années en
années sur Ziad et sa famille, qui pourtant m’avaient semblé
si forts au départ : déboires professionnels, échecs
matrimoniaux, ennuis judiciaires, impuissance sexuelle… Le 1er
janvier 2007, au téléphone depuis la France, j’apprends la
mort de Nabil le frère aîné, décédé la veille dans un accident
de voiture. Les jours suivants, comme Ziad refuse de reprendre
le poste à la police des souks, on tente de le faire soigner à
la clinique psychiatrique, avec des électrochocs. Ziad promet
depuis de se venger en mettant le feu. Mais de tout cela,
personne ne me dit rien. C’est la grande époque des
décapitations d’Occidentaux en Irak, en lien avec l’enlisement
américain, et ces images m’obsédent. Je sens confusément que
Ziad va faire quelque chose, d’une manière ou d’une autre il
va venger la mort de Nabil, aussi ai-je résolu de rester à
distance…
« Oh ! Il a fait ça pour que je me convertisse… », me
dis-je à moi-même, observant depuis le coin du carrefour la
fumée qui s’éleve sur le ciel noir, juste au-dessus du
quartier de ma première enquête. Ziad a attendu qu’il n’y ait
personne, il a entassé les matelas dans le salon, mis le feu
et cadenassé la porte derrière lui. À vrai dire, c’est sans
difficulté qu’on a arraché les grilles des fenêtres -
dans cette humble maison, il n’y a pas grand-chose à voler.
L’incendie maîtrisé par quelques voisins intrépides, Ziad
s’est rendu docilement à la police, et tout est rentré dans
l’ordre.
C’était donc bien ça : un dernier message qui m’était
destiné, qu’en même temps je ne peux recevoir, à moins de me
décrédibiliser complètement. Entrant finalement dans le
quartier quelques jours plus tard, je trouve Yazid (le
troisième frère) en train de lessiver les murs, et je lui
donne un coup de main. Ce sera le début d’une longue amitié.

17 novembre 2008, fête de départ à la fin de mon cinquième
terrain (voir aussi vidéo).
Installés à l'entrée du quartier, les voisins (ici
Omar et Mustafa) passent se faire photographier devant
nous…
Commentaires
Objectivisme et rétroaction
L’observateur peut-il être vu ? Telle est la question
fondamentale posée par ces situations. Ici un travailleur
social, déstabilisé par (s)a volonté d’instaurer avec ses
bénéficiaires une relation, et qui s’en remet à
l’objectivité de sa mission. Là un anthropologue, dont les
enquêtés s’obstinent à ignorer l’histoire parmi eux, quitte à
tenir l’un des leurs pour fou (mais qui consentiront finalement
à la reconnaître tacitement).
En arrière plan, un questionnement proprement anthropologique
sur la conscience européenne : d’où vient-elle ? Quel
rapport entretient-elle au monde ?
Le réel est-il affecté par le regard posé sur lui ? Ou
est-il comme la pomme tombant de l’arbre, qui ignore l’existence
d’Isaac Newton ? Est-il comme l’indien d’Amérique ou
l’aborigène d’Australie, totalement médusé face à une formule
mathématique, à moins d’être initié par un Européen ? Ou
est-il comme le savant médiéval d’expression arabe, redonnant
vie à des vieux parchemins grecs, bien en amont de notre
« Renaissance » ? Aujourd’hui encore, le monde
peut-il nous réserver des surprises ? L’observateur peut-il
être vu ?
Faute de poser proprement cette question, la sphère publique
française est aujourd’hui le lieu d’une bataille rangée entre
des conceptions définitives : d’un côté, les défenseurs
de « l’universalisme » (ou le plus souvent, des
préjugés propres d’une caste d’éditorialistes
parisiens…) ; de l’autre, les pourfendeurs de la
« subjectivité blanche », prétendument responsable
de tous les maux. Chaque fois, on prétend réduire la marche du
monde à un seul mouvement, unilinéaire, censé englober
l’Histoire toute entière : soit la suprématie européenne,
soit les Décolonisations. On veut croire que ces deux
dynamiques s’affrontent comme le Bien et le Mal, alors qu’au
fond elles ont partie liée. Pendant ce temps, la France oublie
Taez : elle passe complètement à côté de ce qui se
déroule ailleurs, en Orient.
Un décolonialisme à contre-temps
Pour mieux comprendre l’actualité brulante de cette question,
dix ans après le tournant qu’ont représenté les Printemps
Arabes, il est utile de visionner un document historique :
une caméra qui s’aventure au Yémen en 1967, à peine quelques
années après l’instauration de la République, accompagnée d’une
voix off pas stupide du tout (un certain Olivier Todd, père de
l’anthropologue et démographe Emmanuel Todd). Le reporter décrit
parfaitement la mise en place d’un certain décorum,
indissociable des nouvelles institutions. Nous sommes dans la
grande époque des Décolonisations, et le Yémen s’inscrit dans ce
nouvel ordre mondial lié à la superpuissance américaine. Cet
ordre est fondé sur un nouveau principe du droit international,
d’abord avancé par le Président Américain Woodrow Wilson, au
sortir de la Première Guerre Mondiale : « le droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes ». Pour les Yéménites, cela
implique d’apprendre à oublier la caméra, et Olivier Todd
regarde cela avec beaucoup d’amusement.
Pour moi qui ai passé tant d’énergie à analyser l’ordre
interactionnel yéménite - et qui ai su le percer à jour
quelques années avant son effondrement - la découverte de
ces images a été choc : un peu comme rentrer au mauvais
moment dans la chambre des parents. Quoi qu’il en soit, il faut
prévenir les « Décoloniaux » : cet ordre ne
reviendra pas. Pas plus que ne reviendront les prérogatives que
l'ordre postcolonial accordait au chercheur en sciences
sociales. L’histoire que je raconte s’inscrit dans un monde
révolu.
L’année 2011 restera dans l’Histoire comme celle de
l’effondrement des régimes autoritaires arabes issus des
Indépendances. Un évènement du Moyen-Orient, inscrit dans un
tournant géopolitique plus large, lié au déclin de la
superpuissance américaine qui dominait l’ordre international
depuis 1945.

Avec sa fameuse formule du « Droit des Peuples à disposer
d’eux-mêmes », l’ordre postcolonial assignait aux sciences
sociales une fonction centrale, dans l’établissement de l’ordre
politique, et imposait donc certaines contraintes bien
particulières à la socialisation du visiteur occidental. En
contestant ces contraintes, la « folie » de Ziad était
en avance sur son temps. En dénonçant le comportement de sa
propre société avec l’Occidental, en tant que mensonge et
symptôme d’une corruption plus large, Ziad anticipait
l’effondrement de quelques années. Pour qui a vécu de près les
évènements de l’année 2011, il est évident que cette fiction
postcoloniale ne reviendra pas. Mais les Yéménites eux-mêmes ont
mis du temps à l’accepter, et ce n'est que très récemment, en
janvier 2021, que Ziad a commencé à bénéficier d’un mouvement de
sympathie (voir sur Facebook ici).
Après plus de treize années de marginalité implacable, on
présente soudain Ziad comme un martyr de la corruption au sens
large, ce qui ouvre enfin la voie à la reconnaissance de notre
histoire. Car auparavant dans l’opinion générale - et en
premier lieu pour les Yéménites francophones qui auraient pu
nous soutenir - Ziad n’était qu’un aventurier, coupable
d’avoir voulu « jouer perso » avec l’Occidental, et qui
recevait simplement la monnaie de sa pièce, comme beaucoup
d’autres avant lui.
Banalité de Mohammed Merah
Passons maintenant à la figure de Mohammed Merah, ce jeune
Toulousain qui se faisait payer des voyages. Merah prétendait
jouer avec les services de renseignement, avec un mélange de
sincérité et d’opportunisme - comme il l’avait toujours fait
avec les services sociaux. Avec ses 300 mots de vocabulaire, il
finit acculé par son propre jeu, mis au défi à ses propre yeux
d’être fidèle à son personnage. Il devint ainsi le premier d’une
longue série de figures djihadistes françaises. Et près de dix
ans plus tard, notre société n’en finit pas d’être hantée par
les clones de Mohammed Merah.
L’étreinte entre le jeune Merah et nos propres institutions,
voilà ce que nous n’arrivons toujours pas à nous représenter, et
qui continue de nous toucher au plus profond. Tant qu'on n'aura
pas déminé le traumatisme du pays, et posé cette affaire de
manière rigoureuse et dépassionnée, aucune intervention
bénéfique ne sera possible auprès de Pierre, de ses collègues,
ou des bénéficiaires de nos institutions.
Il faut d’abord remarquer que le jeune Merah, du point de vue
de l’institution qui le « traitait », avait surtout
frappé par sa « fiabilité » (voir la synthèse de Libération,
lors du procès de 2017). Il faut démystifier ce paradoxe, lui
enlever toute dimension polémique, et pour cela le détour par
mon histoire au Yémen peut être utile. Dans mon histoire, Ziad
était précisément celui avec lequel les rapports n’étaient pas
de séduction - et ma fascination à son égard n’en était que
plus grande. Cette situation prenait sa source dans la profonde
ambivalence collective de son entourage, témoignant d’une
ambiguïté structurelle de la modernité yéménite - et c’est
cette ambivalence que j’avais finalement pris pour objet dans
mon enquête, à travers la dimension « homoérotique »
de la sociabilité masculine urbaine (voir ici).
Car il y avait là des « signaux faibles », déjà en amont de
l’année 2011, d’une crise de ce contrat post-colonial, qui lie
dans le principe les sciences sociales à leurs enquêtés
(précisons que dans toutes ces enquêtes, j'étais porteur d’un
permis de recherche, délivré par l’État yéménite en toute
souveraineté).
Mohammed Merah était donc considéré
comme « fiable », et les médias ne cessent de
s’étonner de ce paradoxe apparent, sans jamais interroger
l’arrière-plan de cette « fiabilité » - à
savoir un climat institutionnel exécrable, notamment entre la
Centrale parisienne et le Renseignement toulousain, suite à la
désorganisation provoquée par la réforme de 2008 (voir le rapport
parlementaire de 2013, section II.A.c). Depuis une
décennie, l’affaire Merah est obscurcie par l’action conjointe
des journalistes et des sociologues - chacun y allant de
son « éclairage » (les inégalités sociales, les
discriminations…), de son « scoop » (les supposées «
magouilles » des
Sarkozistes), laissant aux complotistes le soin de relier
entre eux les « faits objectifs ». Les causes
profondes de cette situation sont épistémologiques :
engoncées dans leurs connaissances, les élites diplômées ne
savent plus penser proprement la complexité d’un cas, pour
identifier un simple phénomène de rétroaction.
Il faut revenir aux déclarations du
Directeur de la DCRI au moment des faits (Le
Monde du 23 mars 2012) : « C'est
un Janus, quelqu'un qui a une double face. Il faut remonter
à la cassure de son enfance et à ses troubles
psychiatriques… Pour avoir fait ce qu'il a fait, cela relève
davantage d'un problème médical et de fanatisme que d'un
simple parcours djihadiste. » Bernard Squarcini
l’admettait entre les lignes : le jeune Merah leur avait
éclaté entre les mains. Mais Manuel Valls sitôt aux commandes
(et soucieux de tailler son propre espace politique dans cette
affaire) s’emploiera à réintroduire une explication exogène
par les « réseaux djihadistes » (iTélé,
20 janvier 2013). Avec les résultats que l’on sait. Mais
blâmer tel ou tel responsable politique n'a pas grand sens :
c'est toute la société française qui a participé à enfouir
cette affaire, dans les premiers mois de la présidence
Hollande. Notamment les chercheurs en sciences sociales qui
sur l'islam - c'est un corollaire de l'ordre post-colonial -
n'ont jamais appris à porter la responsabilité de leurs
représentations.
C’était en 2012, un an après les révoltes arabes :
l’époque où je me démenais dans le monde académique pour sauver
mon travail sur le Yémen, dont je connaissais l’importance pour
l’avenir du pays. Et d’emblée m’apparut une certaine
analogie : premièrement avec la trajectoire de Ziad, qui
avait prétendu tutoyer les sciences sociales et s’était retrouvé
contraint d’incarner son propre personnage (d’abord à l’échelle
de ma maîtrise, ensuite et plus tragiquement à l’échelle de ma
thèse). Deuxième analogie avec ma propre trajectoire, physicien
prétendant s’aventurer sur le terrain des sciences sociales,
troquer son titre de normalien scientifique pour un titre de
normalien littéraire, avec les vifs encouragements de la
Centrale parisienne, pour finalement s’échouer sur un monde
universitaire aixois bien plus réfractaire. En cet été 2012,
lorsque furent révélés les détails de l’affaire Merah, cette
analogie m’apparaissait limpide. Mais parmi les universitaires,
personne ne semblait disposé à voir les choses sous cet angle, à
opérer ce « passage en méta » - pas même les nouveaux
théoriciens de « l’islamophobie »…

Caricature publiée par Charlie Hebdo en mars 2015
(deux mois après les attentats visant la rédaction), et depuis
constamment reprise
(récemment dans la « liste des 600 gauchistes complices
de l’islam radical qui pourrissent l’université et la
France »).
Ce dessin exprime bien le non-dit qui caractérise la situation
actuelle, dans toute son absurdité.
Une décennie plus tard, toute la sphère publique française est
électrisée par un clivage omniprésent, entre dénonciation de
« l’islamogauchisme » et dénonciation de
« l’islamophobie ». Un débat auquel manque la voix des
musulmans eux-mêmes, mais témoignant surtout d’un contexte de
défiance généralisée à l’égard des sciences sociales, auquel les
universitaires sont bien en peine de répondre. Car malgré tout,
la société française a besoin des sciences sociales. À s’en
remettre ainsi aveuglément à l’invective et la caricature, elle
ne se relèvera pas de sitôt.
Le malaise de Pierre et les « signaux faibles »
Revenons à Pierre, dont la hiérarchie vient de me
contacter : elle veut faire appel à moi suite à un problème
sérieux, un attentat, ou quelque chose de moins grave, une
« brusque radicalisation » ou une « atteinte à la
laïcité » - qui suscite en tous cas le malaise de
l’équipe. Mon intervention s’inscrit dans un contexte où Pierre,
de manière structurelle, est soupçonné de complaisance et de
complicité à l’égard d’une population, désormais perçue sous
l’angle du « séparatisme ». Et comme on l’a vu, cette
accusation touche chez Pierre quelque chose d’intime, dans son
engagement et dans sa sensibilité.
Le diagnostique rétroaction est une prestation de
recadrage, conçue pour redécouvrir collectivement la genèse
d’une situation de crise, en respectant l’intégrité de toutes
les personnes impliquées. Rompant avec les explications
exogènes (différence culturelle ou radicalisation religieuse)
qui saturent le débat public, elle reconsidère les
contradictions de notre époque sous l’angle des mécanismes de
rétroaction (cybernétique), et dégage ainsi une marge de
manœuvre pour l’institution.
Au sein de la société française, les rapports des institutions
publiques à leurs « bénéficiaires » sont encadrés par
le contrat démocratique (y compris en principe pour les
institutions subventionnées). Mais dans notre époque
postcoloniale tardive, ce contrat manque de vitalité : il
est affecté par son démenti flagrant à l’échelle du monde (le
« droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » est usé
jusqu’à la corde) et au sein de la société française par l’usure
des institutions de la Vième République (conçues en 1958 dans la
grande époque des Décolonisations).
Dans ce contexte, que ce soit en tant que travailleur social ou
en tant que chercheur sur le terrain, je ne peux me permettre
d’être aveugle à ces « signaux faibles », sous peine
d’ôter toute pertinence à mes interventions. D’où l’importance
de ressaisir l’ordre du monde sous l’angle des
rétroactions - la réalité dynamique et mouvante de la
complexité anthropologique - plutôt que de s’enfermer dans
la stabilité illusoire de l’idéologie. Les agents savent
s’adapter, avec une bonne dose de doigté et d’intuition, mais
seulement jusqu’à un certain point. Et il est crucial que
l’institution suive aussi le mouvement, faute de quoi elle
s’expose à des revers retentissants.
Depuis dix ans, la société française est en difficulté pour
penser les drames qui la frappent, et ce malgré les efforts de
chaque institution, pour apporter à son échelle les réponses
adaptées. En réalité, c’est l’ensemble de la société française
qui est paralysée, par une habitude de reporter ses
contradictions sur le monde extérieur, là où elle n’a aucune
prise. Par un réflexe compréhensible, on incite les agents à
traquer les « signaux faibles de radicalisation » :
comme si les musulmans vivaient dans une bulle à part, une
temporalité historique propre, où la crise pourrait être
circonscrite… En réalité, l’institution ne fait là que sceller
sa propre impuissance.
D'où l'importance de ce recadrage sur la notion d’Orient. En
initiant Pierre et ses collègues aux phénomènes de rétroactions,
ainsi qu’aux dilemmes méthodologiques des sciences sociales en
notre époque postcoloniale tardive, peut-être leur
permettrons-nous de redécouvrir une part de leur expérience
subjective - comme j’ai pu le faire moi-même dans la
société yéménite (après l’incendie de 2007). La neutralité
laïque des sciences sociales est le seul terrain, pour dissiper
les ambivalences qui hantaient jusque là leur travail - quelles
que soient par ailleurs les appartenances confessionnelles ou
idéologiques de chacun - et porter collectivement un regard
renouvelé sur leur mission.

(Rédigé
à Sète, 13-15 mars 2021)
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