Pierre est travailleur social. Dans un
quartier prioritaire, il accompagne de jeunes personnes dans
leurs démarches administratives et leurs candidatures
professionnelles. Et Pierre me dit : « Les jeunes me
draguent… » Il me dit que c’est récurrent, et difficile à
gérer parfois.
Dans une situation de ce type, il y a deux
types de consultants.
Il y a celui qui va vendre à Pierre des
techniques de développement personnel, pour mieux gérer
l’ambiguïté des rapports avec les bénéficiaires de
l’institution, tout en préconisant la mise en place d’un large
plan de lutte contre le sexisme et l’homophobie.
L’autre consultant dira à Pierre que peut-être
il devrait changer de métier.
En effet les premières solutions, même si
elles génèrent des prestations de consultant, ne font que
creuser la tombe de Pierre. À plus long terme elles creusent une
fosse commune, à la fois pour Pierre, pour son consultant et
pour tout leur monde, le social comme secteur professionnel.
Pour le second consultant, la prestation peut
ne pas s’arrêter là. Certaines ressources peuvent aider Pierre à
mieux comprendre le défi auquel il est confronté, pour trouver
en lui-mêmes les raisons de ne pas jeter l’éponge. Mais c’est la
clé, il faut commencer par proposer à Pierre de changer de
métier. Il ne faut pas faire de Pierre un poilu dans la bataille
de la Marne. Il ne faut pas l’enfermer dans l’idée que sa
présence va de soi, que l’institution sera toujours derrière
lui, et que des réponses institutionnelles existent pour
absolument tous types de défis.
Ou alors, Pierre finira par développer une
vision du monde pathologique. Dans un monde dualiste, il
s’inventera des ennemis imaginaires : d’un
côté, de méchants politiciens de droite, menant une
ségrégation urbaine délibérée ;
de l’autre, d’horribles prédicateurs poussant ces jeunes au
repli communautaire, et les maintenant ainsi dans leur malaise.
Il se racontera que ces jeunes sont des victimes, qu’il vole à
leur secours. Ses interventions seront de moins en moins
efficaces, car fondées sur une compréhension du monde de plus en
plus théorique et désincarnée.
Au début des années 2000, j’ai voulu me
reconvertir aux sciences sociales, pour partir faire de
l’anthropologie symétrique et réflexive dans la société
yéménite. C’était peu après les attentats du 11 septembre, dans
la grande période de « l’effet Villepin » : entre
Bush et Ben
Laden, la France se croyait le phare de la raison. Pour
continuer de se croire au centre, elle prenait la polarisation
du monde un peu trop au sérieux…
Après une première enquête, et un premier
passage à l’écriture, je me suis retrouvé peu ou prou dans la
situation de Pierre. Dans une courte période, j’ai même formulé
un projet de recherche sur « l’homoérotisme » dans la
sociabilité masculine urbaine et le rapport d'enquête. Mais en
réalité, cette société était au bord de l’effondrement. Terrain
d’expérimentation des drones occidentaux, elle n’opposait plus
aucune résistance au déploiement de la rationalité sociologique.
J’ai fait ce constat, et au fond les institutions académiques ne
me l’ont jamais pardonné. Pourtant avec le recul, c’est la seule
chose dont je reste fier : d’avoir trouvé en moi-même les
ressources de me retirer, avant d’y être contraint par les
circonstances. C’est ce qui me permet aujourd’hui, malgré la
guerre, d’être encore en relation avec le Yémen.