(ci-dessous, les circonstances qui m’ont conduit à l’idée d’écosystème monothéiste)
2013, l'impasse
J’ai grillé ma dernière cartouche à Londres, lors d’un colloque international sur l’avenir du Yémen, en janvier 2013. Dix ans que je faisais du terrain dans la ville de Taez, cinq ans que la « schizophrénie » de Ziad s’était déclarée. Et deux ans plus tôt (2011), Taez avait pris la tête de la révolution. Les spécialistes s’intéressaient soudain à mon travail - mais il s’agissait surtout d’analyser la pseudo-folie de Ziad, et les contradictions de la situation d’enquête : je savais déjà que mes collègues ne sauraient rien en faire. Alors j’ai enregistré ma communication, et je l’ai mise en ligne sur Facebook.
(Démarrer directement à 8:45, sur la séquence de schizophrénie).
J’avais quitté le Yémen à la fin de l’année 2010, sur un accord
tacite avec son frère Yazid : je m’engageais à ne pas interagir
avec Ziad, en l’échange de quoi il consentait à ne plus l’enfermer.
J’avais tout de même quelques nouvelles : depuis l’enlisement de
la Révolution, Ziad errait dans les rues en se prenant pour Jésus. Il
annonçait que le Jugement Dernier allait se produire à Taez, et
invitait les gens à le suivre pour être sauvés.
En France, personne ne me croyait. Avec cette vidéo, je voulais faire
réagir les Yéménites. Je rompais ainsi le pacte avec Yazid, mais je ne
pouvais plus faire autrement.
Quelques semaines plus tard, au début du printemps 2013, Ziad a poignardé Bassam au visage. C’était leur voisin, entrepreneur dans l’importation de produits pharmaceutiques, un jeune homme sans histoires, juste un peu bavard… Dans ma maîtrise dix ans plus tôt, j’avais longuement analysé la différence de son discours, selon qu’il me parlait sur la place ou à l’intérieur du quartier (voir page 45 de mon mémoire). Ziad comprenait parfaitement la situation, mais comment le faire savoir au monde ? Un matin il attrape Bassam par derrière, et lui plante un poignard dans la joue.
Yazid me laisse un message : il me donne une semaine pour revenir
assumer mes responsabilités. Mais cela fait cinq ans que je n’ai plus
de salaire, ma famille me soutient à bouts de bras, j’ai perdu toute
crédibilité aux yeux de tous… Là-bas, la situation est de plus en plus
chaotique… Je ne peux pas y aller.
L’arrestation tourne mal, et Ziad réussit à s’enfuir. Il se réfugie
dans les montagnes, sur un terrain appartenant à son père, non loin de
la bourgade d’al-Rahidah. Il vivra là-bas toutes les années suivantes,
en mendiant dans le souk. Moi je m'installe à Sète pour prendre un
nouveau départ, et peut-être l’aider un jour.
2014-2019
En mars 2015 quand la guerre éclate, les armées convergent d’emblée vers Taez : une ville qu’aucune des deux parties ne peut se permettre de perdre, mais qu’aucune ne veut vraiment gagner (pour ne pas s’encombrer de ses aspirations démocratiques).
« Taez
et les contradictions postcoloniales » (version courte)
« Taez et les contradictions
académiques » (version longue)
Soumise à un blocus alimentaire et à des bombardements, la ville se vide. À Hawdh al-Ashraf, Yazid s’accroche à son poste de chef de quartier.

En décembre 2017, le Yémen a vraiment touché le fond. Je mets en ligne toutes mes vidéos personnelles, afin qu’on puisse juger sur pièces ce qu’a vraiment été mon interaction avec cette société.
Je poste aussi une vidéo en arabe pour raconter face caméra quelques incidents, survenus à la fin de mon premier séjour, et dont je n’avais jamais parlé : comment « l’homoérotisme » est entré dans cette histoire…
(résumés ultérieurs : 29sep2003 / oct2003 / making of)
« Homoérotisme », « schizophrénie », ne sont que
les symptômes d’une configuration plus générale, et des contradictions
structurelles de la situation ethnographique en contexte
post-colonial. En fait, celles-ci étaient perceptibles dès mon premier
mémoire - que j'avais sous-titré : « une ethnographie du
vide »… Mais en ne voulant pas l’admettre, les sciences sociales
contredisent leur propre démarche scientifique - en me disant par
exemple que « Ziad serait devenu fou de toute façon… ».
Elles s’enferment dans une bulle, et se coupent même de leur propre
population.
Novembre 2018, les Français se rassemblent sur des ronds-points…
Au Yémen, ça fait des mois qu'on n’a pas vu Ziad à al-Rahidah. Le 15 novembre, Yazid m’annonce sa mort. Trois jours plus tard, il est retrouvé à Ibb dans une prison des Houthis. Ils l’ont pris pour un espion mais ils seraient prêts à le libérer, sauf que Ziad refuse de prononcer la double profession de foi… Il faut payer pour le faire sortir, j’envoie un peu d’argent. Ziad retrouve son frère à Taez, en zone pro-saoudienne. Moi je rejoins les Gilets Jaunes.

Un film tourné à Sète…
Quand je suis arrivé à Sète, je me suis installé près de la ZUP, et
je me suis inscrit au conservatoire. Les amis de la mosquée m’ont
dit : « Pourquoi tu fais du chant… c’est
haram ! ». Parce que je tiens ça de ma famille, et
parce que mon histoire ne vous intéresse pas. J’ai quand même le droit
d’égailler ma traversée du désert !
Je suis même allé au cinéma il y a quelques jours, voir un film tourné
à Sète : pour moitié dans mon conservatoire, et pour moitié dans
ma ZUP d’adoption. Ça raconte l’histoire d’un petit garçon, qui veut
chanter la Traviata à sa maman…
En 2003 quand je suis arrivé à Taez, c’était la grande époque où la France s’opposait à la Guerre d’Irak, par la voix de Dominique de Villepin. Je voulais faire une enquête réflexive, nouer des relations intellectuelles symétriques, leur faire croire aux sciences sociales. J’avais 23 ans, et je sortais aux Yéménites des choses aussi niaises que cette prof de chant : « Votre fils, voilà, il a du talent… On sait pas où ça le mènera mais, maintenant il a [les sciences sociales] pour lui. Ça peut l’aider, à tout regarder différemment. Lui donner de la joie, de la force. C’est comme ça, c’est en lui… Il faut pas qu’il passe à côté de cette chance… ».
La suite de l’histoire pourra-t-elle jamais faire l’objet d’un film ? d’un livre ? prendre corps dans notre langue ? Ou n’aura-t-on jamais que des Arabes déguisés en Italiens, qui font tourner des ballons sur leur nez ? Toutes ces contradictions de notre époque post-coloniale, que ce film aussi essaie de dire, bien maladroitement. Mais ce qu'il peut coûter à un Arabe d’apprendre à chanter, personne n’a vraiment envie de le savoir aujourd’hui en France.
Ziad en 2021
Pourtant là-bas, les Yéménites veulent passer à autre chose (« Comprendre la césure de 2011 »). Et début 2021, pour la première fois depuis dix-huit ans, ils présentent Ziad comme une victime de leur corruption.
Interview postée sur Facebook par Samir Isma’il (activiste caritatif, haut fonctionnaire responsable des travaux publics) et Abdallah Othman (personnalité locale du quartier de Hawdh al-Ashraf).
Interview sur une radio locale (suivie d'un entretien avec Samir Ismail).
J'ai tenté d'illustrer par des photos de Ziad dans la période évoquée (2003-2007).
Bien sûr dans le quartier, tout le monde sait que Ziad n'a pas été rendu fou par la guerre…


