Sète, 12 octobre 2019

Ce que je peux apporter à l’Alternative Sétoise, et ce que je lui ai apporté pendant les deux mois et demi durant lesquels j’ai participé activement, se résume à un seul mot : réflexivité.

[Réflexivité = lucidité d'un représentant (politique, sociologue, militant) quant à sa relation avec ceux qu'il prétend représenter]

Le 11 septembre 2001, j’avais 21 ans. J’étais en maîtrise de physique à l’Ecole Normale Supérieure, dans la cave d’un laboratoire d’optique quantique, où on manipulait des atomes individuellement avec des lasers et des pompes à vide… Ma voie à l’époque était toute tracée.
Mais par ailleurs je suivais le cours d’arabe de l’ENS, et je fréquentais pleins d’étudiants littéraires, historiens, philosophes ; on était tous partis au Yémen en juillet 2001. Donc après le choc des attentats, j’ai décidé de me reconvertir progressivement aux sciences sociales et à l’anthropologie, pour faire de l’immersion dans la société yéménite.
L’École Normale m’a permis de faire ça dans des conditions exceptionnelles, avec de très grands chercheurs et chercheuses, jusqu’en 2013. Mais en fait j’ai jamais rédigé ma thèse, donc à un moment j’ai dû tourner la page.
En février 2014, j’ai rendu visite à ma sœur à Sète, qui fêtait son anniversaire, et j’ai vu aussi ma tante Nicole. C’était pendant la campagne des précédentes municipales. C’est là que j’ai pris la décision de m’installer à Sète. Et au fond de moi, je savais déjà que je serais parmi vous aujourd’hui.

L’anthropologie, c’est une discipline très particulière, aussi particulière que la physique quantique… Et ça commence par un travail de prises de notes.
Dès qu’on pose le pieds sur le terrain, on rencontre des gens, on essaie d’évoluer dans la société… Mais chaque soir, on tient son carnet de terrain : 3, 4, 5 heures d’écriture, la description de tout ce qui s’est passé dans la journée, de la manière la plus précise et détaillée possible.
On fait ça pendant 3 ou 6 mois, et après on rentre en France, et on passe le reste de l’année à traiter ce matériau : on se replonge dans les situations, on voit des choses qu’on n’avait pas vu sur le moment. On écrit un mémoire, un article, on fait des conférences… Et puis on retourne sur le terrain.

Et comme ça peu à peu, on apprend à pratiquer ce que les anthropologues appellent « l’observation participante ».
Vous êtes avec les gens dans cette société, vous parlez, il se passe des choses…
Et en même temps, en arrière plan, vous êtes déjà en train de mettre en forme ce qui se passe pour que les autres puissent lire.
Et en vous demandant : « Qu’est-ce qui manque à la description pour que le mot ou le geste puisse être compris ? »
Évidemment, les gens en face de nous s’en aperçoivent.
Évidemment ça ne peut tenir que si on apprend à s’observer en train d’écrire, sous le regard de ceux sur lesquels on écrit.
Encore aujourd’hui, quand j’écris et je ré-écris des scènes de mon enquête au Yémen, ils sont autour de moi…

C’est cette écoute flottante que je vous propose d’apporter à cette campagne : à la fois pour dire « Attention, là il y a une parole qu’on n’a pas su recevoir ».
Mais aussi pour nous défendre, quand nous sommes attaqués.
Moi à chaque instant, je fais l’anthropologie de l’Alternative Sétoise, et je peux témoigner par exemple que dans nos réunions ces derniers jours, la mécanique des décisions, des délibérations, s’est toujours opérée sur des arguments de démocratie. Ce sont ces valeurs-là qui font le lien entre nous.
Ça ne veut pas dire que la démocratie est réalisée, mais c’est déjà beaucoup.

Toute mon enquête au Yémen repose sur un petit morceau de tissus urbain, juste un quartier, avec quelques ruelles et un carrefour.
Si je ne me suis pas promené comme font les chercheurs en général, c’est parce que j’ai toujours traité la situation d’enquête comme une situation expérimentale, extrêmement particulière.
J’étais peu ou prou le seul Occidental dans une ville d’un million d’habitants assoiffés de modernisme, qui voulaient tous parler avec moi, et qui se surveillaient les uns les autres sans trop de bienveillance. Il m’a fallu du temps pour le comprendre mais la société était déjà au bord de l’effondrement. Et donc dans une telle situation, en fait, c’est ma subjectivité qui faisait la loi.
Quand vous êtes un Occidental au Yémen, vous êtes au pouvoir ! Les gens vous disent ce que vous avez envie d’entendre…

Donc j’ai passé dix ans à libérer mes interlocuteurs de l’asymétrie de la situation d’enquête.
Dix ans à tenter de les « désencastrer » de ce carambolage qu’est l’arrivée d’un anthropologue sur le terrain.
Et même après dix ans, c’était pas fini, et c’est pour ça que je n’ai pas bouclé ma thèse.
C’est seulement en 2018, après l’effondrement total du régime, qu’il a été possible de nous libérer.

Pour conclure.

Se passer de réflexivité n’est jamais un bon choix.
Vous connaissez l’état du Yémen aujourd’hui ? Est-ce que vous pensez que je regrette de pas avoir rédigé ma thèse ?
D’abord, depuis mon arrivée à Sète, j’ai appris des choses fondamentales, que j’ignorais complètement quand je vivais écartelé entre l’Université et la société Yéménite, où je me rendais uniquement pour faire des campagnes de terrain.
Mais surtout, est-ce que vous pensez vraiment que j’envie ces chercheurs, qui passent leur vie à ressasser leurs souvenirs d’un pays qui est complètement dévasté. Tout ça parce qu’ils y ont été au pouvoir, pendant une courte période de 6 ou 7 ans…
Non, c’est eux qui m’envient aujourd’hui. C’est eux qui regardent vers Sète, qui s’intéressent à ce que je fais…
Donc concentrons-nous, retrouvons-nous, réinventons-nous pour nous ouvrir aux autres, ici sur le territoire.
Et ce qui pourra éventuellement se passer de beau, moi je sais à titre personnel que ça rejaillira forcément sur le sort de mes amis au Yémen, auxquels je dois tout, et qui sont aujourd’hui déplacés et réfugiés.


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[Annexe : Discours prononcé en 2009 au siège du CNRS]


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