Homoérotisme et sociologie réflexive (2005-2007)

Résumé d’une période décisive de mon enquête

Premier jet 27 janvier 2019

 

L’été 2005, je lis un livre que vient de publier ma directrice de DEA, Jocelyne Dakhlia : L’Empire des Passions. De l’arbitraire politique en Islam (Aubier 2005), un ouvrage d’anthropologie historique sur la culture politique arabe classique, qui me fait miroiter une interprétation nouvelle de ce que j’ai vécu deux ans plus tôt, lors de ma première enquête. Dès lors je vais tenter de m’approprier cette thématique, mais en ethnographe du monde contemporain, en la faisant dialoguer avec la méthodologie de la sociologie réflexive bourdieusienne. Car par ailleurs, je fais alors l’expérience d’une impasse.

Après deux premières enquêtes menées en maîtrise et en DEA, j’ai constaté que mes catégories d’analyses n’étaient pas adaptées a priori pour décrire ce dont je faisais l’expérience dans la société yéménite : il fallait apprendre à débrayer, c’est-à-dire à vivre des choses sans les analyser, sans réfléchir, ou alors en réfléchissant d’une autre manière, plus « instinctive ». Et ça, quelque part, c’est l’art du terrain d’anthropologie, de ce qu’on appelle « l’observation participante ».

Pour faire comprendre cette démarche, j’ai souvent fait la comparaison avec Loïc Wacquant, un élève de Pierre Bourdieu plutôt gringalet, qui enseignait la sociologie à l’université de Chicago, et qui s’est inscrit parallèlement dans une salle de boxe dans un ghetto noir voisin : à travers ce qu’il voyait dans cette salle de boxe, et surtout l’expérience corporelle qu’il en faisait, il a tiré une analyse renouvelée de problématiques sociales très générales et de la question raciale aux Etats-Unis. Le livre s’appelle : Corps & âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur.

 

Sur mon terrain yéménite, quand je me suis mis à parler de « l’homoérotisme » dans la sociabilité masculine urbaine, vers l’année 2006, c’est une démarche un peu analogue que je tentais de mettre en œuvre - sans vraiment chercher à imiter Wacquant, surtout parce que j’avais été formé à la même école d’ethnographie réflexive. J’avais déjà mené deux enquêtes à cet endroit, conçues selon une démarche sociologique plus classique : la première centrée sur les problématiques des jeunes de milieux citadins (terrain de 2003), la seconde au même endroit, mais centrée au contraire sur des milieux d’ouvriers journaliers issus des campagnes (terrain de 2004). Ce lieu n’avait pas encore livré son secret à mes yeux, mais j’avais l’impression d’avoir épuisé ce que je pouvais lui faire dire en termes sociologiques. À mon retour en 2006, j’ai d’abord tenté de relancer mon alliance avec Ziad, mais j’ai essuyé un échec : Ziad m’a viré au bout d’un mois, juste après un geste assez énigmatique à l’époque : il avait élevé des idoles devant sa maison - image dont j’ai fait l’accueil de ma page web par la suite… Mais sur le moment ça été assez humiliant pour moi, parce que ça mettait en évidence ma « faille », le fait que j’étais dépendant de lui. Alors j’ai pris mes distances et j’ai adopté une nouvelle posture, de franche défiance à l’égard du « Régime » et des milieux citadins. Dans ce lieu qui brassait une population très diverse, avec la complicité de petits commerçants qui m’avaient adopté (et qui trouvaient ça très drôle…), je me comportais de manière délibérément subversive, en adoptant consciemment une attitude « homoérotique ». Comme une manière de dire : « Oui, il s’est passé quelque chose. Et toi ? Tu fais partie des "enculés" ou des "enculeurs" ? Viens te frotter à moi si tu l’oses ! ». Mais bien évidemment, rien de tout ça n’était dit explicitement. Ou plutôt si, mais j’utilisais un registre de vulgarité quotidienne, qui était banalisée dans cette ville à cette époque (voir ma présentation en 2008 pour le Prix Michel Seurat). Je codais ça en termes « d’homoérotisme », mais eux je ne savais pas comment ils le percevaient, en quels termes, et c’était précisément l’objet de ma recherche. Quoi qu’il en soit, cette posture a été très productive, d’un point de vue « euristique ». Elle m’a permis de « sonder » la société autrement, et de mettre évidence une connivence de la société locale, une conscience historique occulte. Ce que j’ai pu écrire en 2011, face à la brusque irruption de cette ville sur la scène politique yéménite, découle directement de cette expérience. Sauf que mes matériaux reposaient sur une configuration très particulière, que je n’arrivais pas à assumer. Car entre temps, j’avais pris conscience des dommages collatéraux de ma démarche : Ziad avait mis le feu à sa maison le jour de mon retour à Taez pour un quatrième séjour, le 19 août 2007, juste après une présentation à Lisbonne dans un colloque organisé par Loïc Wacquant - mais j’étais un simple doctorant et il ne s’est pas intéressé à mon histoire, d’autant qu’il venait de s’engueuler avec mon ancienne tutrice Florence Weber, et de toute façon il était trop occupé à faire le beau… Au fond à ce stade, je cessais déjà d’idéaliser mes interlocuteurs en sciences sociales, je commençais à être lucide sur le fonctionnement de cette petite société, et je faisais bien plus confiance à la société yéménite. Le geste de Ziad m’a aidé à faire le pas, et m’a donné une porte de sortie pour me convertir à l’islam, sans perdre totalement la face par rapport aux postures que j’avais adopté les années précédentes.