Une relation personnelle?

21 septembre 2019

On m’a toujours reproché, en centrant ma thèse sur Ziad, d’imposer à mes lecteurs une histoire personnelle. C’est ce contentieux qui m’a contraint, à l’âge de 33 ans, d’abandonner le projet qui représentait toute ma vie d’adulte1, un engagement d’ethnographie réflexive et de critique féministe mené de l’intérieur-même de la sociabilité masculine, dans lequel j’avais placé toutes les valeurs de mon éducation. Cette injustice en elle-même ne serait rien, et elle n’aurait jamais continué de me hanter, sans l’insulte qu’elle représentait pour ceux au Yémen qui avaient été mes interlocuteurs privilégiés, et qui avaient payé de leur personne d’avoir simplement cru en moi. Tout cela aurait été facile à vivre, et à oublier, si cette injustice n’avait eu à l’évidence un caractère structurel. Si les musulmans n’en avaient été que les victimes, sans en être aussi parfois les auteurs, surtout les plus diplômés. Et sans l’immense tragédie humaine qui en découle directement, aujourd’hui au Yémen, au Moyen-Orient et ailleurs sur la planète.

La vérité est que ma relation avec Ziad n’a jamais rien eu de personnel. À l’évidence, les enjeux de par et d’autre ont toujours été trop importants. Au Yémen cette année-là (2003), je jouais rien de moins qu’une reconversion intellectuelle périlleuse, de la physique aux sciences sociales, dont dépendait tout mon avenir. Quant à Ziad, il est évident qu’il prit conscience de sa responsabilité. Il faut comprendre que je me trouvais à Taez, la troisième ville du pays assoiffée de modernité, contrariée dans ses prétentions de « capitale culturelle » par le centralisme du régime de Sanaa. Une ville d’une population estimée à un million, quatre millions d’habitants en incluant les campagnes environnantes, qui pullulaient de jeunes étudiants habillés à l’européenne. Et dans cette ville, j’étais peu ou prou l’un des seuls occidentaux, le seul en tous cas à salir ses pantalons sur les trottoirs, sans chauffeur, ni jeep, ni interprète. Donc dès l’instant où je posai mon dévolu sur Ziad, l’identifiant comme l’interlocuteur intellectuel dont j’avais besoin, il est bien évident que Ziad senti se poser sur lui tous les regards - y compris ceux des anges et des jinns auxquels il ne prêtait aucune attention jusque là : l’oeil implacable du Destin.

Mais Ziad n’était pas seul. En re-parcourant aujourd’hui mes notes de ces premières semaines, je devine en arrière-plan la mise en branle d’une société toute entière, dont la présence affleurait à peine à ma conscience. Derrière chacune de ses décisions, je reconnais aujourd’hui des contraintes indissociablement liées à la société locale et au régime : notre départ pour Sanaa, soi-disant pour déposer des candidatures, et sa tentative pour nous fixer là-bas, mais sans le dire… ; puis ses instructions au téléphone, après mon retour à Taez sur un coup de tête - tant cette situation m’angoissait d’être isolé là-bas avec lui… Sous le regard des expatriés de la Capitale, il m’était plus difficile de me laisser guider par l’injonction continue de son exigence. Une injonction à m’orienter peu à peu vers la société réelle, celle des contraintes politiques effectives, plutôt que de suivre les caprices de mes lubies intellectuelles. Par exemple, sa volonté que je sois l’hôte de son frère Nabil, le temps qu’il termine dans la capitale ses soi-disant démarches - et il n’eut pas besoin de me le dire deux fois… Le Royaume de Ziad, cela a d’abord été cette société vers laquelle je m’élançais avec assurance, du simple fait d’avoir un interlocuteur intellectuel, en qui je plaçais instinctivement une confiance absolue…

Pourtant quelque chose s’est brisé, au cours de ce premier séjour. Un évènement imprévu a fait dérailler la marche de cet apprentissage. Je fus kidnappé en quelque sorte par une autre société, un autre visage de cette ville : raflé par le mouvement d’une foule aveugle, soudain passionnée par ma subjectivité, qui ne permit simplement pas que je lui sois fidèle… Au fond, j'ai été raflé par l’évènement encore latent de 2011 - et c'était le baptême de tout ethnologue, à un stade où il ne pouvait rien saisir encore de sa socialisation. Pourtant Ziad en fut témoin, lui seul. Il resta habité par cette expérience, et je restai moi-même habité par ce regard, que je fus longtemps tenté de chasser.

Ziad avait déjà été au centre de mon premier travail universitaire, une maîtrise d’anthropologie soutenue en juin 2004 à l’université de Paris X – Nanterre : « Le ‘Za’im [Leader]’ et les frères du quartier. Une ethnographie du vide ». J’y faisais le portrait d’une autorité charismatique, un grand frère de quartier, capable de briller aussi bien sur le plan scolaire que dans les combats de rue. Ziad représentait un modèle pour ses jeunes voisins, mais un modèle un peu inaccessible. Finalement au cours de mon séjour, ces derniers lui avaient planté un couteau dans le dos. C’est cette histoire que je racontais dans mon mémoire, analysant le fonctionnement interne de cette autorité charismatique, et discutant aussi sa portée. Les années suivantes, je voyais Ziad presque quotidiennement, mais j’avais pris soin aussi de prendre le large, en m’intéressant à d’autres aspects de la société locale, d’une richesse inépuisable. Sur le carrefour du Hawdh al-Ashraf, donc toujours à proximité immédiate du quartier de ma première enquête, je m’embarque dans une série d’investigations sociologiques générales : la condition des ouvriers journaliers, la sociabilité commerçante et les rapports ville-campagne, mais aussi le fonctionnement clientéliste, à travers les enjeux d’occupation de l’espace public. Ainsi l’article tiré de mon enquête de DEA : « Les hommes de peine dans l’espace urbain. Spécialisations régionales et ordre social à Taez » (paru en 2008). Également mes considérations générales sur la réflexivité d’enquête dans un contexte de ségrégation des sexes, présentées en juin 2007 lors du colloque Ethnografeast de Lisbonne.

Mais juste après, pendant l’été 2007, je comprends que Ziad doit à nouveau être au centre de ma thèse. Je rentre alors en troisième année, à l’heure où il me faudrait rédiger, ce n’est pas une décision prise à la légère. Pas plus qu’elle ne s’impose par une sorte d’évidence : je suis loin à l’époque de comprendre l’histoire avec la lucidité qui est la mienne aujourd’hui. Mais c’est une décision vers laquelle convergent toutes mes analyses, où je place mon honneur de scientifique. C’est exactement ce que j’explique dans ma candidature au prix Michel Seurat : « Le miel sur le rasoir. Une ethnographie du jeu et du fantasme dans la sociabilité masculine de l’urbanisation yéménite ». Le jury ne s’y trompe pas, et m’accorde le prix au printemps 2009. Il ne s’est pas formalisé de ma conversion à l’islam, mentionnée dans une note de bas de page, à titre informatif. L’intelligence laïque a prévalu. L’affaire alors semble bien engagée2.

Sauf qu’il existe toujours un nœud, une faille, liée aux circonstances du dénouement de mon premier terrain, mon premier arrachement à cette société et mon premier passage à l’écriture. Ziad a beau tenir le cap à travers sa folie, pour ma part je ne suis pas tout à fait sûr d’avoir toujours été le maître à bord. Un souvenir m’en empêche. Et ce non-dit parasite mes rapports avec le monde académique, et ailleurs. Avec chaque interlocuteur, une sorte de poker menteur, entre ses contradictions et les miennes.

Parce qu’entre l’engagement qui consiste à signer une lettre de recommandation, ou même accorder un prix de 15000 euros à un candidat qui a su produire un argumentaire académique recevable, et l’engagement à suivre une histoire comme la mienne, dans toutes ses implications philosophiques et morales, il y a une grande différence. L’histoire de Ziad était annonciatrice d’une tragédie, dont je n’avais absolument pas les moyens de tirer seul les implications. Et l’Université non plus en fait, pour des raisons épistémologiques structurelles.

Donc l’Université prenait prétexte de cette relation pour refuser mon travail. Elle disait « ceci est une histoire personnelle », pour mieux se détourner des vérités générales que nous lui présentions. Et moi qui n’arrivais toujours pas à dénouer ce noeud…

Ce nœud, j’ai fini par le dénouer ces dernières années, après l’effondrement définitif du régime yéménite, sanctionné par la mort d’Ali Abdallah Saleh, le 4 décembre 2017. L’histoire est récapitulée dans le texte ci-dessous. On comprendra en le lisant qu’à travers ma trajectoire dans la société yéménite, j’ai réussi à construire un rapport d’estime réciproque, non avec telle ou telle faction, tel ou tel dignitaire de ce régime, mais avec sa base, la société yéménite ordinaire, indépendamment des images construites par les observateurs étrangers, pour le compte des opinions publiques occidentales. Un rapport viscéral, qui lie encore aujourd’hui mon destin à celui de cette société, et dont Ziad est le témoin.

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1J’ai commencé à apprendre l’arabe à l’âge de 18 ans, alors que j’étais étudiant en première année de classe préparatoire scientifique. J’ai décidé de me suis reconvertir aux sciences sociales trois ans plus tard en octobre 2001, après avoir découvert le Yémen durant l’été précédent, à l’occasion d’un stage linguistique avec la classe d’arabe de l’Ecole Normale Supérieure.

2Et quelques jours plus tard, Yazid m’annonce au téléphone qu’il a lancé la campagne de signatures, en vue de se faire élire comme shériff de son quartier… (voir mon texte : « Un cheikh pas comme les autres »)