Un derviche cachéSète, le 17-20 septembre 2019 (rédaction en cours) 2003-2007 : comment Ziad a pris possession de mon enquête 2008-2010 : Une fiancée pas comme les autres Midân Tahrîr, ou la place de ma libération
J’ai un maître. Il s’appelle Ziad, il vit au Yémen. Je l’ai rencontré il y a 16 ans, lors de mon premier séjour de terrain en 2003, et je suis toujours resté en contact, indirectement. Même aujourd’hui, j’entretiens des contacts quotidiens avec son frère, sa tante et son neveu sur Whatsapp. À d’autres périodes c’étaient d’autres personnes de sa famille. Quant à des contacts directs avec Ziad, il y en a eu très peu depuis mon dernier séjour là-bas (2010) : une conversation téléphonique à l’automne 2012, une autre fin 2018, et c’est tout. Mais ça a toujours été comme ça : même quand je vivais au Yémen, je peux compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où Ziad s’est déplacé jusque chez moi. C’est toujours moi qui venais à lui. C’est moi qui avais pris l’avion pour venir dans ce pays, pas l’inverse, et Ziad était le seul Yéménite à me le rappeler constamment. Il m’a appris à me retirer moi aussi, à savoir rester à ma place. Si bien qu’entre lui et moi, la pudeur est abyssale, comme un canyon de 5000 km de large - la distance qui sépare le Yémen de la France. Pourtant, aucune autre relation n’a une telle importance dans ma vie, sans doute aucune ne le pourra jamais. À un certain moment de sa vie, il y a une douzaine d’années, Ziad a été une sorte de derviche, un maître soufi. Cela n’a pas duré longtemps, seulement quelques mois, mais c’est cette histoire que je veux vous raconter, afin de vous attirer dans son royaume. Dans la société française, le soufisme représente une ouverture : il représente cette part de l’islam qui est acceptable, essentiellement parce qu’elle n’est pas prosélyte. Le maître soufi est celui qui laisse venir à lui le disciple, sans lui imposer le préalable de la conversion. J’avoue être souvent exaspéré par cette conception « soft » de la spiritualité, sans rapport avec ce qu’exige de patience et de rigueur une ouverture à l’autre réelle. Mais c’est un fait que ma relation avec Ziad comportait effectivement cette caractéristique : lorsque je suis allé vers lui, j’ai clairement signifié que la conversion n’était pas concevable, que j’étais sur mon propre chemin, et Ziad l’a entendu. Il a appris à l’entendre, il a compris peu à peu pourquoi la conversion n’était pas si simple, et cette expérience a profondément bouleversé sa vie. Ziad lui-même donne à toute cette histoire un sens religieux qui me dépasse, que j’aimerais sincèrement découvrir. Car pour moi, il n’a jamais été question que de sciences sociales : rien d’autre que l’humilité d’un chercheur face à la société étudiée, et une alliance d’enquête1 telle que nous en connaissons tous dans le métier. 2003-2007 : comment Ziad a pris possession de mon enquêteZiad était déjà au centre de mon premier travail universitaire consacré à la société yéménite, une maîtrise d’anthropologie soutenue en juin 2004 à l’université de Paris X – Nanterre. J’y faisais le portrait d’une autorité charismatique, un grand frère de quartier, capable de briller aussi bien sur le plan scolaire que dans les combats de rue. Ziad représentait un modèle pour ses jeunes voisins, mais un modèle un peu inaccessible. Finalement au cours de mon séjour, ces derniers lui avaient planté un couteau dans le dos. C’est cette histoire que j’avais raconté dans mon mémoire2. À l’époque, Ziad venait d’être brillamment diplômé en expertise comptable, classé premier de l’université, grâce à des capacités mentales qui étonnaient ses professeurs. Ziad appartenait par sa mère à une famille citadine, dont pas mal de membres jouissaient de positions importantes dans la capitale, via une seconde épouse d’origine ottomane. Mais la mère de Ziad était la fille aînée de la première épouse, d’origine yéménite, un peu mise sur la touche par son mari après ne lui avoir donné que deux filles. Ziad et ses frères avaient été élevés dans la mémoire de cette injustice. À la fin de mon premier séjour, j’étais tombé dans les griffes de cette branche ottomane, installée à Sanaa. Je ressentais une culpabilité considérable quant au soulèvement contre Ziad que j’avais provoqué malgré moi dans son propre quartier. Or le seul disposé à me reparler de toute cette histoire avait été Waddah, le fils aîné de la fille aîné de la seconde épouse, qui travaillait dans une agence bancaire de la capitale, pour le compte d’un dignitaire du Régime en charge de la police politique (je reviendrai sur ce détail dans la conclusion). C’est sur cette relation que je me suis adossé dans la rédaction de mon premier mémoire. Dans ce travail, j’avais réussi à mettre un peu d’ordre dans mon expérience, ce qui m’avait permis de mettre en route la machine académique, donc de pouvoir revenir l’année suivante… Mais j’étais marqué pour la vie, et Ziad était le seul témoin de ce qui m’était vraiment arrivé. Les années suivantes, je m’embarque pourtant dans une série d’investigations sociologiques générales, à proximité immédiate du quartier de ma première enquête : la condition des ouvriers journaliers, la sociabilité commerçante et les rapports ville-campagne, mais aussi le fonctionnement clientéliste, à travers les enjeux d’occupation de l’espace public.3 C’est au cours de cette période que Ziad se transforme peu à peu, entre 2003 et 2007. Un changement que remarqueront ses anciens amis de l’Université : Ziad a perdu sa force de caractère, l’esprit batailleur qui était le sien auparavant. Nommé comme expert-comptable dans les plus grands groupes industriels yéménites (Yemensoft, Ha’il Said, TBNG), il finit chaque fois par claquer la porte et refuse finalement de travailler. La famille vit grâce au poste de son frère aîné Nabil, responsable de l’inspection des souks à la Municipalité de Taez. Miné par le conflit avec son frère, celui-ci affronte des difficultés grandissantes dans son travail. Nabil commet alors l’erreur de payer le mariage à Yazid (le benjamin de la fratrie) dans l’espoir que Ziad (le cadet) soit frappé dans son orgueil et retourne travailler. Il s’ensuit un conflit ouvert entre les deux frères. C’est dans ce contexte que je reviens à Taez pour mon troisième terrain (2006). J’habite quelques temps avec Ziad (voir photo ci-dessus) mais celui-ci finit par me chasser, et je romps définitivement. Nabil consent alors à payer son mariage, mais Ziad est frappé d’impuissance, et le mariage est finalement annulé après quelques mois. C’est dans ce contexte que Ziad révèle une véritable vocation de derviche. Entouré de quelques disciples parmi ses amis d’enfance, il prône le dénuement le plus total et le refus des facilités modernes (téléphone, gaz de cuisine, etc.). Sa pièce ouverte sur la rue (son « royaume ») est transformée en mosquée alternative, où l’on écoute Ziad relire le Coran à sa manière et où l’on prie à même le sol, à des horaires décalés par rapport aux mosquées environnantes. À l’époque je ne comprends pas ce qui se passe. Je me trouve en France pour mon semestre d’enseignement à l’université d’Aix-Marseille, mais je suis mis au courant par des commerçants, goguenards en m’annonçant que mon ami est devenu « barbu ». J’en déduis que Ziad s’est « radicalisé » et je commence à prendre peur. Pendant ce temps, le royaume de Ziad commence à faire scandale. Nabil est contraint de la fermer sous la pression des notables du quartier, qui voient leurs enfants « embrigadés ». Plusieurs m’ont reparlé plus tard de cette période aux côtés de Ziad, affirmant qu’ils n’avaient jamais été aussi heureux. Nabil meurt peu après dans un accident de voiture, au lendemain de l’Aïd, le 31 décembre 2006. La famille se déchire dès l’organisation des funérailles : Ziad souhaitant un enterrement le plus sobre possible, il dresse la famille contre lui. La Municipalité présente ses condoléances, et propose à la famille de conserver le poste. Seul Ziad aurait les épaules, mais il refuse. On décide alors de l’interner en clinique psychiatrique, dans l’espoir que la médecine règle le problème. Mais les électrochocs n’y font rien : Ziad ressort ébranlé, jurant de se venger un jour en mettant le feu à la maison. À regret, la famille voit le poste partir à un cousin. Je reviens à Taez le 19 août 2007. Je reste à bonne distance du quartier car j’ai appris le décès de Nabil, et je crains confusément que Ziad ne s’en prenne à moi pour le venger. Au lieu de cela, Ziad met le feu au salon, puis se laisse arrêter par la police et disparaît en prison. Sur le moment, personne n’a les mots pour dire quoi que ce soit : sur la place, on fait semblant de n’avoir pas perçu la coïncidence. Ramadan arrive quelques semaines plus tard. Je formule ma profession de foi devant mon ordinateur, et commence à me rendre à la mosquée sans rien demander à personne. Ziad m’a appris à faire la prière quelques années plus tôt - le seul jour en 2004 où il est monté chez moi. Pour le reste il y a les livres des islamistes, qu’on m’a toujours mis entre les mains et qui s’accumulaient dans mon coffre année après année. Je suis devenu musulman comme ça, sans démordre d’une sorte de bras de fer ethnographique de portée très politique, et le sens de ma honte s’est transformé à mesure que je soutenais leur regard à la mosquée. Pendant que Ziad est en prison, une étrange complicité commence à faire jour entre Yazid et moi, qui deviendra au fil des ans une amitié profonde. Mais Ziad pour sa part semble avoir définitivement sombré dans la psychose… 2008-2010 : Une fiancée pas comme les autresQue faire de mon enquête dans ces conditions ? La réponse est assez simple à dire aujourd’hui : tout faire pour que cette histoire soit entendue, pour qu’elle soit comprise et qu’en soient tirés les enseignements. Sauf qu’à l’époque, l’histoire était loin de m’apparaître aussi clairement. Et par ailleurs, personne n’avait en tête la dimension prémonitoire de cette décompensation : nous ne suspections ni l’irruption des Printemps Arabes, ni l’effondrement ultérieur du pays dans la guerre. Cette folie pouvait être tout aussi bien l’aboutissement logique d’un caprice mégalomane, et il n’était pas si simple d’exclure cette possibilité, après des années à me protéger de lui en tant que « pervers narcissique ». J’étais d’accord pour faire amende honorable, pour rendre grâce à celui qui avait cru en l’enquête et « sauver le soldat Ziad » - encore fallait-il que le soldat Ziad accepte d’être sauvé. Or Ziad persistait à rester fou, obsédé par des litanies apparemment incohérentes. Enfin, j’opérais sous le regard sévère de la société yéménite, à commencer par son frère et sa famille immédiate, qui étaient très remontés contre lui. Ziad avait mis le feu à la maison familiale et j’y étais pour quelque chose : même si je ne savais dire comment exactement, je le savais instinctivement. Or on pouvait légitimement me suspecter, à travers ma conversion à l’islam, de ne chercher qu’à prolonger cette passion ethnographique, une addiction comme en ont les Occidentaux, et qui avait déjà semé la zizanie. Pour toutes ces raisons, cette situation déboucha plutôt sur la construction d’un rapport politique avec Yazid. C’est donc lui qui est devenu mon « maître » dans la société yéménite, une relation maître-disciple analogue à celle que j’avais connue cinq ans plus tôt avec Ziad. Et c’est dans ces circonstances que Yazid a cru bon de se lancer en politique, juste après mon obtention du prix Michel Seurat4. Mais de mon point de vue ce n’était pas raisonnable, et je reprochais à Yazid de rendre son frère fou… C’est ce rapport politique qui est aujourd’hui repris dans la structure de l’association, à travers le conseil de surveillance prévu par les statuts (présidé par Yazid). Dans cette relation, Ziad était une sorte de régulateur et de monnaie d’échange, un peu comme une mariée circulant entre deux maisons. D’ailleurs entre 2008 et 2010, Ziad évoquait régulièrement sa propre nuit de noces dans sa psychose, comme une éventualité à laquelle il ne pouvait se résoudre - et il le disait nuit et jour en déambulant dans le quartier, au grand dam des voisins.
Les désagréments causés par Ziad étaient tels que sitôt mon retour en France, Yazid ne tardait pas à renvoyer Ziad en prison - ce que je lui reprochais évidemment. Il était hors de question dans ces conditions de cautionner son aventurisme politique. Après avoir tenté la construction d’une chambre supplémentaire pour Ziad à l’étage de la maison, qui devait aussi me servir de pied-à-terre lors de mes séjours, nous avons finalement abouti fin 2010 à cet accord tacite : mon retrait du pays en contrepartie de la liberté pour Ziad. C’est pour cette raison que je ne suis pas retourné au Yémen les années suivantes, lorsque c’était encore possible. Il a fallu attendre l’été 2014 pour que Yazid me demande clairement de revenir, mais je venais alors de m’installer à Sète pour prendre un nouveau départ, et je n’avais simplement plus les moyens de faire ce voyage.
Midân Tahrîr, ou la place de ma libérationPour bien comprendre l’origine de cette situation, les circonstances dans lesquelles j’ai pu acquérir une forme de crédibilité aux yeux de Ziad et de la société environnante, il faut remonter à mon troisième séjour en 2006. Il faut revenir aux circonstances dans lesquelles Ziad me chasse de chez lui, après avoir accepté un temps que nous faisions « colocation », et à l’ambivalence profonde que ce geste comportait déjà (d’où les idoles dressées à l’avant de son « royaume », sur la photo ci-dessus). En effet si Ziad me chasse de sa pièce, c’est parce qu’il n’y est plus chez lui, qu’il n’a simplement pas les moyens politiques de poursuivre cette relation. À cette époque son frère aîné Nabil ne soutient plus l’initiative de me recevoir (contrairement à 2003 ou à 2004). Sans rien demander à personne, des individus viennent lire le journal dans notre pièce, jour après jour, dont Ziad lui-même ne me dit rien. Et ce n’est probablement que la partie émergée de l’iceberg, la pression du régime et de la société locale, que je ne perçois que confusément. Lorsque Ziad me chasse, je le vis pourtant comme une profonde humiliation, précisément parce que je me maintenais jusque là dans un rapport de soumission à son égard, déjà difficile à assumer auprès de mes amis commerçants. Et c’est dans ces circonstances, une année avant l’incendie, que je me résous à mettre les pieds dans le plat : j’entends désormais aborder sans détour la dimension « homoérotique » de la sociabilité masculine yéménite, la thématique des malentendus sexuels, des rumeurs, mais aussi de la domination et de l’abus. Je n’ai pas conscience à l’époque d’anticiper sur une révolte à venir : cette thématique transversale doit surtout me permettre de retomber sur mes pieds, d’être un fil directeur entre tous les matériaux et observations sociologiques récoltées jusque là. À présent, je veux miser mes propres ressources interactionnelles, pour être en phase avec moi-même et accéder au moins à des relations « vraies ». Je m’ancre délibérément sur l’espace public du carrefour, renonçant à courtiser les milieux citadins. Et cela passe par l’abandon d’une certaine forme de masculinité, que je perçois dorénavant comme mensongère. Assez instinctivement, je me rends ce jour-là chez le coiffeur et je rase ma moustache, conscient de briser un tabou de la société yéménite.
Au cours des semaines suivantes, d’avril à juillet 2006, je me lance dans une démarche d’observation participante originale, portant sur la dimension « homoérotique » de la sociabilité masculine. Avec la complicité d’amis commerçants, j’apprends moi-même à manier stratégiquement l’insulte, la courtoisie chaleureuse et le sous-entendu sexuel. Je découvre alors l’intérêt sociologique de cette sociabilité spécifique et de ces « joutes », que je qualifie « d’homoérotiques ». Impliquant par nature le risque de perdre la face - car la vulgarité comporte toujours un risque d’exposer les faiblesses de son auteur - ces joutes permettent aussi de nouer des amitiés fortes dans un contexte d’anonymat urbain, vitales dans une économie largement informelle. Elles permettent d’affirmer une sociabilité autonome à ceux qui n’en ont pas les moyens, et qui n’ont plus rien à perdre à rompre les codes dominants de la respectabilité - ce qui fait écho quelque part avec ma propre position, tentant de survivre comme ethnographe de la société yéménite. Cette démarche me donne donc accès à un versant occulte de l’hospitalité, des observations tout à fait intéressantes sur le fonctionnement de cette société - dont on sait aujourd’hui qu’elle était au bord de l’effondrement. C’est cette démarche qui fera sortir Ziad de ses gonds : non parce que Ziad aurait été affecté par une sorte de provocation de ma part, mais parce qu’il est solidaire de ma démarche sur le fond et qu’il en perçoit le sens à un autre niveau, prémonitoire d’un bouleversement à venir. Pour ma part, je suis surtout acculé dans cette démarche par des questions que je me pose, par l’impossibilité de surmonter les non-dits associés à mon premier séjour, que j’ai pourtant fini par assumer dans ma vie personnelle. Je suis acculé aussi par le comportement des intermédiaires yéménites qui circulent entre les deux pays, et qui prennent l’initiative de faire courir sur mon compte les informations qu’ils considèrent pertinentes. À mon arrivée au mois de février, croisant dans la capitale une personne de Taez presque à ma descente de l’avion, j’avais constaté avec effroi qu’une rumeur circulait, selon laquelle je m’étais « marié avec un noir » - le noir signifiant ici la force sexuelle brute (khâdim, littéralement « serviteur », membre d’une caste traditionnellement méprisée). Le mot « coming out » n’existant pas dans le dialecte yéménite, ces spécialistes de la médiation inter-culturelle avaient tenté une traduction libre… C’est de cette époque que date ma réflexion sur les effets pervers du culturalisme et la lâcheté spécifique des diplômés musulmans. « Ils disent ça pour me faire du mal », avait dit Ziad, mais je n’en étais pas si sûr moi-même. Je ne comprenais pas bien ce qui s’était passé en 2003, les circonstances précises qui m’avaient conduit à fuir le quartier, pour aboutir finalement dans les bras de Waddah : je n’avais plus aucune conscience d’avoir été pris dans une nasse, comme je l’ai compris bien des années plus tard. Ziad lui s’en souvenait. La possibilité de m’affirmer par la vulgarité aura fini par s’imposer par une sorte d’instinct. Cette aventure ethnographique originale pouvait paraître complètement folle : jamais je n’aurais pu m’y engager si je n’avais eu profondément foi, déjà, en les sciences sociales et en la société yéménite. De fait, cette affirmation était profondément en phase avec l’ambivalence de la société locale : elle choquait beaucoup de gens mais les interrogeait aussi. C’était un geste paradoxal, comportant plusieurs niveaux de lecture. Telle que la concevaient mes amis commerçants, c’était une protestation contre le Régime, contre la « culture de la domination ». Mais se comporter de la sorte était aussi une manière, à un autre niveau, de m’affirmer comme la créature de Ziad, de revendiquer mon appartenance au régime yéménite. C’était tout cela à la fois, je n’arrivais pas bien à démêler, qui était complice de qui : Ziad était-il complice du régime, aux dépends de la société ? Ou plutôt la société complice du Régime, aux dépends de Ziad ? Cette démarche permettait précisément de tirer ça au clair, en poussant tous mes interlocuteurs dans leurs retranchements. Et c’est précisément ce que voulait Ziad, au fond. L’année suivante cependant, ce n’était plus tenable. Au-delà de ce qui s’était passé pour Ziad, je faisais sortir de leur gonds tous mes alliés naturels. J’avais passé 12 mois en France à affiner ma problématique, c’était devenu systématique et je ne voyais plus rien d’autre5. J’étais devenu un sorcier, un diablotin, capable de piéger tous ceux qui avaient le tort de s’identifier à l’Occident, tous ceux qui s’approchaient de moi : je les renvoyais au tapis en une prise de judo. Je ne savais même plus fonctionner autrement. La conversion était la seule manière de m’ouvrir à autre chose. Le nœud d’une impasse ethnographiqueAvec l’incendie et ma conversion à l’islam, l’histoire de mon enquête avait atteint un point final, ou du moins un point virgule. À partir de cette date (septembre 2007), l’enquête se présentait dorénavant à rebours. Toutes mes questions s’étaient dissolues dans une nouvelle quiétude relationnelle, si ce n’est cette interrogation rétrospective : comment en étions-nous arrivés là ? Ou plus exactement, pourquoi avait-il fallu en passer par là ? Je fus assailli de révélations dès les premiers jours, les premières semaines : de soudaines clairvoyances sur la cohérence sous-jacente d’un cheminement, qui jusque là avait été largement instinctif. Les mois et les années se sont écoulées, les « révélations » se sont poursuivies. Plus de douze années, et c’est devenu un mode de vie : je n’en finis pas de reparcourir cette histoire, ce trait d’union entre deux pays, deux parties de ma vie, lieu également de la psychose de mon ami. Du Royaume de Ziad, je n’en finis pas de tirer de nouveaux enseignements, et l’histoire m’apparaît chaque fois un peu plus claire. Pourtant, il m’a fallu plus d’une décennie avant de saisir le nœud dans lequel j’ai été pris - en fait il a fallu attendre la mort d’Ali Abdallah Saleh, qui scellait l’effondrement définitif du Régime. Tout se noue vers la fin de mon premier séjour d’immersion, à la charnière de septembre et octobre 2003. Quinze années durant, j’ai été pris dans une contradiction indicible, liée à deux épisodes de viols présumés, par cette entité abstraite qu’on appelle le « Régime », mais à deux niveaux différents. Révélation n° 1 (une scène primitive) Le 27 mai 2018, j’ai compris pour la première fois que Nabil, le frère aîné de Ziad qui travaillait à la police des souks, n’avait jamais tenté de me violer. Je gardais jusque là le souvenir, le 29 septembre 2003, d’avoir échappé de justesse à une tentative de viol, grâce à la présence d’esprit de mes jeunes camarades, qui m’avaient caché précipitamment dans un appartement, avant de m’exfiltrer discrètement jusqu’au carrefour, au milieu de la nuit, où j’avais trouvé un taxi. Cet épisode était resté gravé dans ma mémoire, comme une sorte de « scène primitive », bien que je ne l’avais jamais évoqué dans aucun de mes écrits. Que tout cela n’avait été qu’une mise en scène, je le savais confusément, mais je n’avais jamais envisagé l’idée que Nabil ait pu ne pas en être complice. Malgré mes tentatives pour réhabiliter le personnage depuis sa mort, Nabil restait pour moi une figure du Mal, capable de pratiquer ce genre de violence et d’intimidation. Je tentais d’expliquer son comportement - comme ici encore, quelques mois plus tôt en janvier 2018 - je lui trouvais des excuses (une prise d’alcool, la double contrainte…) mais en fait je ne comprenais pas. Or en me replongeant dans mes carnets en ce printemps 2018, je réalise que la société toute entière était complice de ce mensonge, construit sur son dos. À ce stade, Ziad avait perdu la face, en échouant à imposer sa volonté aux jeunes voisins : il avait décidé de se retirer dans son village, de sorte que ma subjectivité régnait en maître. Avec mes interlocuteurs, informateurs dévoués, je me débattais dans mes propres questions, incapable de comprendre ce à quoi j’avais assisté. Je devenais comme fou, et au fond les Yéménites ne savaient plus quoi faire de moi. Et finalement, toutes les ambiguïtés de cette situation s’étaient cristallisées sur Nabil, qui représentait la face sombre de Ziad. Pour pouvoir m’arracher à ce quartier, il fallait que je croie en cette tentative de viol - que j’en sois en quelque sorte complice, puisqu’au fond de moi je savais qu’il n’en était rien. Cette découverte éclairait d’un jour nouveau mon passage à l’acte avec Waddah, quelques jours plus tard. Elle confirmait qu’à l’origine, cette relation n’avait à voir avec « l’homosexualité » telle que nous la concevons : il n’était pas question de désir mais de rapports de face et de rapports d’honneurs. (Je renvoie à mon chantier « Scène primitive » de 2018, qui explore toutes les ramifications de ce quiproquo). Révélation n° 2 (le tabou d’un haut dignitaire) Encore quelques mois plus tôt, je m’interrogeais : suis-je vraiment sûr de ne pas avoir été violé par le régime ? Notamment en décembre 2017, dans les semaines qui suivent le décès d’Ali Abdallah Saleh : je m’interroge sur la nature de mes relations avec ce Régime, et je cherche à en savoir plus sur « l’oncle » de Waddah, ce haut dignitaire du Régime qui travaillait dans la police politique. Je trouve alors un article au vitriol écrit quelques mois après le déclenchement de la guerre civile. Fahd Sultan, un journaliste progressiste, prend sur lui de porter à la connaissance du grand public le casier du clan al-Bahr, afin que nul ne puisse ignorer de quel genre de personnage il s’agit. Inutile de dire qu’aucun article de ce genre n’est disponible à une date antérieure, pas même pendant l’année 2011… Jusqu’à l’éclatement de la société yéménite en 2015, ce personnage restait frappée d’un tabou. Donc « l’oncle » de Waddah, cette propriété dont je fréquentais si souvent les abords (voir quelques souvenirs évoqués en janvier 2018), ce mur d’enceinte dont dépassaient les bougainvilliers… c’était bel et bien le chef de la police politique du Régime, depuis plusieurs décennies. Là encore je l’avais toujours su, en fait, puisque Waddah me l’avait dit. Et évidemment qu’il ne l’ignorait pas, lorsqu’il s’était présenté à moi comme l’informateur providentiel, sur les bras duquel j’allais déverser toute mon histoire. À ce stade de mon séjour, ma présence avait alerté la bureaucratie, et il se savait couvert… Moi je ne soupçonnais pas tout ça, mais je poursuivais mon intuition : j’allais à la rencontre des personnes, à la rencontre d’un mouvement social encore inconcevable… Le régime yéménite m’était égal, je voulais juste qu’il sache que je savais. Je crois bien que j’y ai gagné ma liberté. Impasse ethnographique et avenir de la laïcitéJe me suis converti à l’islam parce que j’ai eu conscience d’être enfermé dans mon fonctionnement ethnographique par un dogme quasi « religieux », fondé sur un rapport bien particulier au Moyen-Orient, dont je ne pouvais concevoir de tenir captifs mes interlocuteurs yéménites plus longtemps. Autrement dit, je me suis converti à l’islam par engagement laïque. J’ai bien conscience de toucher là un paradoxe. De fait, l’impasse dont je parle se situe aux confins de la vision du monde occidentale, dans ces confins où la guerre fait rage aujourd’hui. Je comprends que cela puisse paraître étrange à bon nombre de professionnels, sociologues et travailleurs sociaux, qui traitent le « fait social musulman » de manière quotidienne, sans se poser de questions. Je crois que l’engagement qui a été le mien au Yémen, dans ce moment historique bien particulier des années 2000, dépasse l’entendement ordinaire de ces acteurs. Mais il faut admettre que la laïcité, pour rester fidèle à elle-même, doit renoncer à fonder une vision du monde totalisante.6 Toute vision sécularisée du monde ne peut survivre qu’en se confrontant perpétuellement à ses propres limites - pas seulement aux confins de l’univers et dans l’infiniment petit, mais aussi à ses propres limites anthropologiques, dans la confrontation à l’autre, et dans l’opacité profonde du soi. Faute de quoi, la civilisation séculariste échouera à relever le défi de l’urgence climatique, à trouver sa juste place dans la nature : les deux sont étroitement liés. Je suis devenu musulman par rigueur intellectuelle face au constat d’une impasse ethnographique. Une impasse à laquelle j’avais en fait déjà été confronté en 2003, et au stade de mon enquête en 2007, dont j’avais déjà repéré de nombreux indices concordants. Depuis, je n’ai fait que continuer sur cette lancée : interroger sans relâche l’ordre du monde et les structures de l’Histoire, qui expliquent que tant de décombres se soient abattus sur notre petite histoire, si difficile à sauver encore à l’heure actuelle. C’est ce que j’appelle être un « anthropologue-musulman »7, posture dans laquelle je me suis véritablement épanoui ces dernières années. Ziad est celui auquel je le dois, et il est mon maître en ce sens-là. Que celui qui m’a affranchi vive encore dans cet état, là-bas, je ne peux le supporter, et je m’insurgerai toujours contre cet acharnement du sort. Cela n’a rien à voir avec un attachement d’ordre religieux - d’ailleurs Ziad lui-même a cessé de se considérer musulman il y a bien longtemps. Timidement d’abord, lors d’une de mes premières visites en prison, il m’a dit qu’il croyait de plus en plus au christianisme. Au cours des années suivantes (2008 à 2010), il refusait simplement de pratiquer l’islam, expliquant que ce n’était pas obligatoire pour lui en vertu de son dérangement. Mais après la révolution et son enlisement, vers l’année 2012, Ziad bascule et affirme carrément qu’il est Jésus. Il l’a réaffirmé encore l’année dernière (fin 2018) au directeur de la prison houthie de Ibb, qui ne lui demandait pour le libérer que de prononcer la profession de foi musulmane. Cela lui a valu de passer six mois enfermé, de juillet à décembre 2018, avant de rejoindre finalement son frère à Taez, de l’autre côté de la ligne de front. Ziad semble aujourd'hui totalement sain d’esprit, à ce détail près… Se prendre pour Jésus, quand on est le héros d’une telle histoire, n’est-ce pas une manière tout à fait logique d’interpeler notre laïcité ? Retour
historique de l'association
1Je cite ici le travail de Florence Weber, qui m’a formé à la méthode ethnographique : Manuel de l’ethnographe (PUF, 2009). 2Voir sur ce site les publications relatives à l'association. 3Voir l’article paru en 2008 : « Les hommes de peine dans l’espace urbain. Spécialisations régionales et ordre social à Taez » Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée 121–122, pp. 147–63. Voir également le bilan opéré à l’occasion de ma candidature au Prix Michel Seurat du CNRS : « Le miel sur le rasoir. Une ethnographie du jeu et du fantasme dans la sociabilité masculine de l’urbanisation yéménite » (novembre 2008). 4Voir sur ce site les publications relatives à l'association. Sur la réaction de Yazid, voir les précisions d’avril 2019, lors de sa nomination comme cheikh. 5On pourra consulter par curiosité mon intervention au colloque Ethnografeast de Lisbonne, en juin 2007 soit juste avant ma conversion : « Veiled (male) ethnographers. Reflexive blind spots and gender segregation in Yemen » : http://ceas.iscte.pt/ethnografeast/panels.html#vplanel. 6C’est peut-être l’erreur qu’ont commise les élites françaises ces dernières décennies - ce que j’ai appelé ailleurs « l’effet Villepin » : voir mon billet Mediapart rédigé au lendemain de la manifestation du 11 janvier 2015 : https://blogs.mediapart.fr/vincent-planel/blog/120115/pour-sortir-de-leffet-villepin. Peut-être ces contradictions remontent-elles plus loin, à la fondation de la Cinquième République. 7Voir un texte rédigé dans les premiers jours de la révolte des gilets jaunes : « Anthropologue-musulman. Une défense intellectuelle de l’islam et de la laïcité ».
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