Conférence gesticulée en français sur mon histoire au
Yémen (septembre 2019),
30' de conf + 10' d'observation directe sur archives
vidéo.
SOMMAIRE
02:17 Dynamiques affectives de la sociabilité masculine
02:54 « Homoérotisme » et réflexivité
03:52 Mutations de l’honneur dans la modernité
05:28 Le défi de l’immersion
06:14 L’apprentissage de la transparence
08:09 Transparence des sociétés européennes
09:06 Opacité de la géopolitique
10:00 Transparence intime
11:00 Le mystère du premier passage à l’écriture
11:54 La brutalité de l’enquête
13:04 Un quiproquo de quinze ans
14:12 Ma relation au Régime
16:00 Les subjectivités académiques
18:17 Le dernier des justes
21:52 Une nouvelle alliance
23:20 Le destin d’une révolution
25:16 D’un rond-point à l’autre
27:00 Contradictions du réformisme musulman
30:37 Féminisme et engagement
[à partir de 32:50 : Images du 17 novembre 2008]
Aide au visionnage : à propos de
ma relation au Régime Yéménite
Petite histoire d’un permis
de recherche
Samedi
28
septembre 2019
Une
clé de lecture, pour mieux comprendre l’enjeu de ces vidéos :
la question de mon rapport au Régime Yéménite. Elle n’est pas
abordée explicitement dans cette conférence gesticulée, mais elle
se laisse cerner à travers certains détails que je donne ici pour
la première fois, notamment sur la famille Al-Bahr (voir plus de
détails ici).
Je
fais débuter ma conférence en 2006, soit lors de mon troisième
séjour dans la société yéménite : je semble alors installé
dans une sorte de routine, et je décide d’étudier la place de
« l’homoérotisme » dans la sociabilité masculine.
Homoérotisme ou homosexualité, peu importe ici, mais une question
se pose d’emblée : pourquoi le Régime Yéménite m’a-t-il
laissé enquêter sur une question aussi sensible ? Et qui plus
est dans un lieu aussi stratégique que Hawdh al-Ashraf ?
Comme
je
le dis à un moment, Hawdh al-Ashraf était la « gare
centrale ». En pratique cela veut dire que de 1967 à 1994,
c’est là que les taxis collectifs débarquaient leurs voyageurs en
provenance du Sud socialiste… Et dans la période antérieure,
lorsque l’imam Ahmed avait fait de Taez sa capitale (1948-1962),
c’est là aussi qu’arrivaient les caravanes en provenance de la
colonie britannique d’Aden, qui abritait bon nombre de
révolutionnaires voulant faire tomber l’imamat. Mais moi, je
m’étais fixé à cet endroit parce que j’étais tombé amoureux de
Ziad… Dans les années 2000, le carrefour du Hawdh al-Ashraf avait
fini par ressembler aux autres carrefours de la ville. De mon
point de vue à l’époque, j’aurais pu tout aussi bien tomber
amoureux à un autre endroit…
Sur
le carrefour, on me parlait souvent de soi-disant marginaux, à
l’époque du Sud socialiste, qui travaillaient en fait comme
espions pour le Régime. On m’en parlait comme des « histoires
d’autrefois ». Mais vers la fin de cette vidéo, on voit
quelques instants un personnage avec lequel j’entretenais ce genre
de rapports : au moment où je traverse le carrefour avec mes
amis du quartier, vous verrez très bien de qui il s’agit, à partir
du comportement des autres. J’avais rencontré Mohammed Ali en 2004
parmi les ouvriers journaliers (il est mentionné quelque part dans
une note
de
bas de page). Je connaissais son histoire, je savais très
bien qu’il était le fils d’un haut responsable. Pour moi c’était
un ami, quelqu’un avec qui j’avais une relation sincère, et le
fait qu’il rende des comptes sur moi au Régime m’importait assez
peu…
Alors
pourquoi
le Régime m’a-t-il laissé travailler là, et sur cette question si
sensible ? D’autres sans doute pourraient répondre mieux que
moi, parmi les responsables à l’époque du CEFAS (Centre Français
d’Archéologie et de Sciences Sociales de Sanaa). Cette année là en
particulier, 2006, il y avait eu certaines difficultés pour
obtenir mon permis de recherche. J’avais dû me rendre
personnellement au Centre (yéménite) des Etudes et Recherches, en
compagnie d’Abdelhakim, un employé yéménite du Centre Français.
Nous nous étions retrouvés dans le bureau du responsable des
rapports avec les chercheurs étrangers, dont je me souviens comme
une sorte de dandy, d’une lascivité assez horripilante…
L’entretien ne s’était pas très bien passé, mais le problème avait
été réglé par la suite par l’employé yéménite. Il est probable que
Jean Lambert, le directeur de l’époque, avait pris ma défense en
dédramatisant. Lui-même était un ethnomusicologue, amoureux du
Yémen, dont les recherches étaient assez inoffensives sur le plan
politique (contrairement à son prédécesseur François Burgat). Et
quelques semaines plus tard, je mettais un pied dans le plat (un
pied seulement…) en travaillant explicitement sur les boutades
« homoérotiques ».
Le
Régime Yéménite était faible, il n’avait simplement pas les moyens
de faire un scandale en expulsant un chercheur
« homosexuel ». Peut-être par une sorte de quiproquo,
lié à ma bonne étoile, j’avais réussi à les piéger. Mes
interlocuteurs s’en rendaient compte, eux, c’est ce qui faisait
tout le sel de cette situation… Cela n’empêche, la rédaction du
bilan de mes recherches à l’intention des autorités me donnait
chaque fois des sueurs froides… Finalement ce troisième permis de
2006 n’avait aucune date d’expiration : il me permettait de
passer les checks points et de montrer patte blanche encore
plusieurs années après, donc j’ai cessé de me plier à ces
démarches.
Au
fond, j’ai été protégé par ma naïveté, et aussi par la sincérité
du pacte que je nouais avec mes interlocuteurs. Les deux sont
étroitement liés en fait. J’ai toujours lutté contre ma propre
tendance à diviser la société entre « Yéménites
traditionnels » et « Yéménites modernisés », ou
encore entre « Yéménites liés par le Régime » et
« Yéménites authentiques et sincères ». Cette tendance
est en fait inhérente à la position d’observateur occidental, qui
constate que ses catégories ont prise sur le monde, mais qui
s’abstient en général de s’interroger pourquoi. Or pour ma part,
étant physicien de formation, j’avais bien conscience d’avoir les
mains liées par les sciences sociales, d’appartenir moi-aussi à
une sorte de « Régime », la question n’était donc pas
là. Ma naïveté apparente à l’égard du Régime était indissociable
de mon affirmation comme ethnographe, et d’une prise de distance
délibérée à l’égard des sciences politiques et de leurs catégories
d’analyse. De même que je me maintenais à distance de
l’anthropologie culturaliste, centrée sur la
« tribalité » des Hauts-Plateaux. Prétendre connaître le
fonctionnement interne de la « culture » yéménite, ou
connaître le fonctionnement interne du « Régime », me
semblait bien vain. Dans un cas comme dans l’autre, le projet
intellectuel semblait plombé par une vulgarité intellectuelle
chronique, dont seul pouvait nous sauver l’engagement
ethnographique, et un effort constant de réflexivité. Donc sans
que j’en aie eu conscience, cette question du régime s’est trouvée
déplacée sur des questionnement intimes de sexualité et de
psychisme dans l’interaction. Ce qui m’a permis, paradoxalement,
d’en acquérir une compréhension bien plus profonde…
Ce que j’assume dans
cette vidéo
Mercredi
2
octobre 2019
Dans cette vidéo,
où je fais face à la caméra tout en évoquant des souvenirs qui
défilent au second plan, il
est quelque chose que j’assume pour la première fois.
Sans l’avoir vraiment décidé, j’ai évoqué certains détails -
que je vous laisse découvrir - quant à ma relation au Régime
Yéménite. Ceux-ci laissent entrevoir une relation beaucoup plus
proche que l’on pourrait s’y attendre, relevant presque de la
connivence. Je l’ai réalisé en montant ce film : en me
regardant parler, et plus encore en visionnant à nouveau ces
archives de 2008 (dix dernières minutes). Je l’ai aperçu dans le
comportement de Yazid, Ziad et Waddah, qui occupent chacun dans
cette histoire un rôle bien particulier, mais qui m’apparaissaient
soudain étrangement en phase. À l’arrière-plan de ces images,
comme pour la première fois, j’ai découvert la connivence du
Régime.
Cette connivence,
je l’avais toujours pudiquement dissimulée, considérant qu’elle
est notre lot à tous, en définitive : tout chercheur n’est
jamais là que par le bon vouloir des autorités du pays, et sa
subjectivité sous l’oeil de la bureaucratie, quelle que soit la
lucidité qu’on lui prête. Tacitement, cette incertitude ouvre un
espace, où se déploiera l’enquête.
De mon point de
vue, le plus important résidait dans la logique des relations
nouées. Quant à la famille de mes interlocuteurs, je pensais avoir
donné toutes les informations
pertinentes sur leur position dans le Régime. Et pourtant
les spécialistes patentés, chercheurs en sciences politiques et
autres auscultateurs du Régime, refusaient obstinément d’y poser
leur stéthoscope…
À l’évidence
étaient-ils échaudés, depuis le départ, par la dimension la plus
intime de cette histoire, qui se devinait aisément. En juin 2004,
enfin soulagé de mon premier travail universitaire - et de la
petite amie qui m’avait accompagné dans cette épreuve,
accessoirement… - je commence à appréhender mon retour, à
froid, dans une société yéménite qui m’en a déjà fait voir de
toutes les couleurs… C’est dans ce contexte que je trouve en moi
les ressources pour affronter cette situation : je décide que
je suis homosexuel, que c’est la clé de toute ma vie (voire
également de la vie de mon père, décédé quelques années plus
tôt…). Et cette révélation, étrangement, suffit à restaurer ma
quiétude, quant à mon retour prochain à Taez.
Ainsi mon
homosexualité était-elle synonyme d’un contrat tacite avec le
Régime yéménite. C’est cette logique qui me conduira, vers 2006, à
cette enquête sur les boutades homoérotiques, dont l’évocation
ouvre cette « conférence gesticulée ». Mais
subjectivement, je me suis toujours construit contre cette
évidence, et dès 2007, j’avais finalement trouvé dans l’islam une
autre formulation à cette alliance, qui m’avait remis sur les
rails de mon premier travail. Inlassablement, j’ai tenté de le
faire entendre au monde académique, mais sans succès, jusqu’à
finalement tourner la page en déménageant à Sète (février 2014).
Le 4 décembre 2017,
l’assassinat de l’ancien président Ali Abdallah Saleh sanctionne
l’effondrement total du pays. Ou plus exactement, cette situation
sanctionne l’obstination des analystes à croire encore en cette
ancienne formule politique, rendue caduque par le Printemps
Yéménite. Dans ce contexte, je commence instinctivement à brandir
mon passage quinze ans plus tôt par l’homosexualité, comme pour
retrouver là l’intuition d’un chemin, vers ce Régime
que je connais, et vers l’unité sous-jacente de cette
société, dont pour ma part je n’ai jamais douté. On pourra
visionner ci-dessous mon premier « vidage de sac » en
arabe sur youtube (mars 2018).
Mais près de deux
ans plus tard, la révolte des gilets jaunes étant passée par là,
j’ai pris conscience à quel point l’obstacle à dénouer réside dans
les sociétés occidentales, dans leur rapport au monde,
indissociable d’un rapport à l’intime. Envisager qu’une personne
qui s’est un temps défini subjectivement comme homosexuel -
autour de 24 ans - ne soit pas condamné à le rester toute sa
vie. Qu’ayant reçu l’onction des institutions académiques en cette
qualité, celles-ci puissent un jour accueillir autrement son
propos - non comme celui d’un pervers, d’un homosexuel
refoulé, d’un « bi qui nie » ou que sais-je :
simplement comme le témoignage d’un homme, ayant traversé
certaines contrées bien réelles du monde social, dont
« l’anthropologie de l’islam » n’aurait peut-être pas
encore pris conscience… Encore à l’heure actuelle, cette
possibilité conditionne mon avenir professionnel, l’avenir de ma
relation avec cette famille, peut-être l’avenir du pays lui-même…
En
résumé… (3 octobre 2019)
De la saine
compréhension qui était la mienne à la base, quant aux
rapports entre le Régime et l’enquête, découlent
l’ensemble des péripéties évoquées ici :
Défendre
mon honneur face aux personnes, pour établir des
rapports de face (c’est ce qui permet qu’autour de moi
en août 2003, la société se mette en
mouvement…) ;
Admettre
par ailleurs mon appartenance au Régime, quand je suis
acculé dans les contradictions de mon épistémologie
(de fait en octobre 2003, le Régime n’était pas très
loin…).
À noter que
la majorité des chercheurs occidentaux font exactement
l’inverse :
Hommes
(surtout en sciences politiques), ils nouent des
relations privilégiées avec des représentants
particuliers du Régime (responsables, partis
d’opposition, activistes etc.), et pratiquent par
ailleurs des sciences sociales qui n’ont pas de
face - des sciences sociales objectivantes,
fondées systématiquement sur des configurations d’enchantement
ethnographique.
Femmes,
elles travaillent souvent plus en immersion dans la
société, mais peuvent difficilement être acculées dans
les contradictions de leur épistémologie - comme
moi dans la phase 2004-2006.
In
fine dans mon enquête, ces obstacles structurels
sont levés grâce à une alliance ethnographique large,
impliquant une pluralité d’interlocuteurs masculins issus
d’une même famille. Nabil, Ziad, Yazid, Waddah, Ammar, ont
pu me pousser dans mes contradictions parce qu’ils
assumaient à eux seuls les diverses fonctions de l’enquête
(fonction d’indigène, fonction d’informateur…), tout en
restant tacitement coordonnés dans leur objectif.
Premier vidage de sac en en arabe (mars 2018 - aujourd'hui
sous-titré)
qui débouchera sur mon chantier
"scène primitive".
Première mise en ligne (janvier 2018), quelques semaines après la
mort de l'ancien Président Saleh,
de mes archives vidéo personnelles (surtout 2006/2008).