Sète, le 21 septembre 2019

L’affaire Merah, défi pour une citoyenneté laïque



Cher Gérard,

Merci de me faire l’amitié de ces retours extrêmement fournis, qui me sont toujours extrêmement précieux, surtout quand ils sont négatifs. J’aimerais vraiment qu’on trouve un terrain d’entente, parce que l’affaire Merah c’est quand même la question des rapports entre les musulmans et les juifs dans ce pays - ou au sein de cet État, plus exactement. Et c’est vrai que pour l’instant, dans mon travail sur l’affaire Merah, le point de vue des juifs passe un peu à la trappe, parce qu’il est surtout question du rapport des musulmans aux institutions, et des musulmans entre eux - la fameuse histoire du rat des villes et du rat des champs… Tout se passe comme si faire émerger cette histoire avait mécaniquement pour effet de rendre inaudible le point de vue des juifs. Mais c’est une question que je pose, à propos de Samuel Sandler notamment (point n°2 de l’article sur Abdelkader), même si peut-être je parle un peu vite à sa place. J’y reviendrai à la fin.

Clairement aussi je m’adresse aux Gilets Jaunes : en gros je leur dis ce que les musulmans peuvent leur apprendre de leur État, moquant au passage les milieux intellectuels citadins. Peut-être que cette argumentation passe implicitement pour antisémite. Ce serait assez logique, surtout si on part du principe que le mouvement des Gilets Jaunes est un mouvement facho. Mais nous ne faisons pas la même expérience de ce mouvement, et je crois qu’il faut le prendre en compte.

Météo des Gilets Jaunes

Moi-même je suis passé par plusieurs phases. Ces textes sont rédigés au printemps 2019, dans un moment où je faisais une expérience bien particulière : ce mouvement social m’avait remis en contact avec un milieu militant de gauche, dont je m’étais éloigné depuis longtemps, n’ayant plus rien à lui dire. Et là nous nous mettions à travailler ensemble pour tenir les AGs, pour construire des perspectives spécifiquement gilets jaunes. Evidemment que ce mouvement n’était pas antisémite, pour nous dans ce moment-là, au contraire ! J’ai vécu de très près une belle amitié entre une ancienne militante gauchiste (d’origine juive) et une ancienne électrice du Front National, qui formaient une sorte de couple infernal, très structurant dans le mouvement local, et qui m’avaient en quelque sorte adopté. Le genre d’histoire typiquement gilet jaune… Ce couple a éclaté au cours de l’été. Et le fait que je m’affiche dans un mouvement électoraliste, avec les vieux caciques de la gauche sétoise, n’y a pas été pour rien. Mais j’assume, je fais mon petit bout de chemin. Ces derniers temps sur le Bassin de Thau, il semble y avoir eu une véritable scission entre les gilets jaunes, clairement selon un clivage de culture politique, extrême gauche / extrême droite. Moi j’étais occupé ailleurs, mobilisé à fond pour ce nouveau mouvement municipal… jusqu’à ce que je me fasse tacler, sur des bases clairement islamophobes (un procès en sexisme complètement absurde), et on ne m’a pas beaucoup défendu. Alors maintenant je me place un peu en retrait, je soigne ma petite association (« Le Royaume de Ziad »), et je continue de suivre à distance. De toute façon, nous vivons une période où les choses évoluent très vite.

Donc il faut vraiment penser les choses de manière dynamique, et toujours prendre de la hauteur par rapport aux situations immédiates. Seulement dans ces conditions, nous avons une chance de trouver une convergence, d’inventer ce nouveau pacte laïque qui sera en capacité d’intégrer ces contre-temps, ces décalages dans le rapport à la police, à la justice ou à l’État, étroitement liés à la différence culturelle et religieuse (j’en parle dans mon article).

Et en même temps, il faut composer aussi avec la temporalité propre de la recherche en sciences sociales… Là je débouche sur ce que j’ai écrit en premier.

Le phénomène de « condensation » dans les sciences interprétatives

Ce que tu perçois dans ma posture comme un « surplomb scientifique », relève en partie d’un malentendu quant à la spécificité des disciplines interprétatives. Le métier de l’historien, ou du chercheur en sciences sociales plus généralement, c’est de se confronter à un ensemble de sources, qui paraissent a priori discordantes, dans lesquelles subsiste un soupçon de mensonge ou de manipulation (c’est typiquement le cas dans l’affaire Merah). Au bout d’un moment, à force de fréquenter les sources avec humilité, il finit par se produire une sorte de déclic, un moment de « condensation » où toutes les sources se confirment entre elles, chacune affirmant néanmoins sa vérité propre. À ce moment-là, le chercheur sait qu’il a compris, parce qu’il a su reconstituer l’espace des positions à partir desquelles chaque témoin s’exprime.

Dans l’affaire Merah, c’est un fait qu’aucun chercheur en sciences sociales n’a fait ce voyage (du moins à ma connaissance, parmi ceux ayant pignon sur rue). Ils n’ont pas fait l’ethnographie de cette carrière djihadiste très spécifique, la toute première de l’espace français. Ils n’ont jamais compris l’espace spécifique dans lequel elle se déployait, l’espace également de sa réception, et n’ont donc jamais atteint ce stade de la condensation. Les chercheurs en sont restés à des schémas interprétatifs plus classiques - les fameuses « explications multi-factorielles » que tu évoques. Ils ont ainsi institué la figure du terroriste dans le paysage de la société française, avec les effets que l’on sait.

Je comprends bien la violence que peut constituer l’irruption de ma parole, dans une tragédie qui relève dorénavant du domaine public, associée à un certain nombre de célébrations ritualisées, et à l’épreuve de laquelle se définissent les différentes sensibilités censées composer le consensus national. Mais mon but n’a jamais été de dire la « vérité » de l’affaire Merah dans un sens philosophique, aux dépends de ce que d’autres en disent. Mon but a simplement été de répondre à une question précise sur le rôle de l’État dans cette affaire, en termes très prosaïques. C’est donc une parole « brute de décoffrage », obscène, presque nécessairement, et ce n’est pas un hasard si j’ai attendu l’irruption des gilets jaunes pour rendre mes travaux publics.

Une intervention citoyenne

J’ai fait ce travail à l’origine au mois d’août 2016, à la suite d’une expérience discriminatoire en milieu professionnel : je me suis enfermé chez moi avec l’ensemble des sources existantes, bien décidé à comprendre. Et j’ai conscience d’avoir mobilisé les mêmes ressources que dans la première phase de mon enquête au Yémen, d’être passé par les mêmes phases d’excitation et de honte, inhérentes à tout processus d’identification à une altérité radicale.

Tu me reproches de réduire l’affaire Merah à une seule problématique, le malaise sectoriel des informateurs musulmans, mais par ailleurs tu avoues ne pas savoir pourquoi les musulmans se taisent. Or l’enjeu de cette affaire, c’est bel et bien de ne pas se taire. Je montre que l’affaire Merah est directement liée à cette situation, où les musulmans n’ont le droit d’exister que comme informateurs, jamais en tant que citoyens.

Et tu voudrais que j’assume une position militante, c’est-à-dire au fond être l’informateur d’une idéologie particulière… ? C’est précisément ce que je refuse de faire. Mon intervention relève d’une intervention citoyenne. Que d’autres personnes se lèvent de leur fauteuil, se confrontent aux sources comme je l’ai fait, en prenant soin de respecter tous les protagonistes de l’affaire, et contestent s’ils le peuvent ma version des faits.

J’apprécie ton message quand tu te mets dans la peau d’un parent d’une victime juive - là ton message m’apporte quelque chose - mais tu parles alors de cette « vermine » de Merah (souligné et en caractères gras), et tu affirmes juste après que pour ta part, tu aurais refusé de siéger aux assises comme juré, tu aurais payé l’amende, parce que « on ne juge pas la vie d’un homme avec un dossier de 50 pages ». Est-ce que ce passage de ton message ne dénote pas quelque chose comme une citoyenneté impossible ? C’est-à-dire une impossibilité de penser à la place de l’État, de penser sa responsabilité propre ?

Parce que de fait, Merah est un produit de l’État français, dans un sens beaucoup plus prosaïque que ne le pensent les (mauvais) sociologues, avec leurs analyses partiellement idéologiques. Ce que moi j’apporte dans mon article « la cybernétique de l’affaire Merah », c’est une démonstration probabiliste du lien causal entre l’évènement « dysfonctionnement » et l’évènement « dangerosité ». Je montre que son passage à l’acte est produit par l’action de l’État, c’est-à-dire par l’action conjuguée (bien qu’inconsciente) d’une constellation d’acteurs, dont la cohérence est intimement liée à la présence de l’État - et ce bien en amont du premier militaire tué. C’est quelque chose que je peux percevoir, malgré l’obstacle du secret défense, parce que je suis moi-même musulman : je connais le malaise structurel de tous ces informateurs qui entouraient Merah probablement, j’en fais moi-même l’expérience presque quotidienne. Et face à un drame comme celui-ci, il est de mon devoir (souligné et en caractère gras) en tant que citoyen de confession musulmane, d’alerter l’opinion publique quant à la responsabilité propre de l’État.

À propos de Samuel Sandler

Qu’est-ce qui empêche Samuel Sandler d’entendre les paroles de ses concitoyens de confession musulmane, et d’envisager la possibilité que Merah soit un produit de l’État français ? C’est cela que je voudrais que tu m’expliques, très sincèrement, pour améliorer mon analyse. J’ai l’intuition que cela a à voir avec une conception bien particulière du destin, dans son rapport avec l’État. Parce que ces enfants ne sont pas des protagonistes, ils sont les victimes collatérales d’un autre drame, sur lesquelles le sort s’est abattu. Et c’est comme si, du point de vue de Samuel Sandler, ce statut de pure victime ne pouvait être reconnu que par l’État, pas par la société. Ce qui le conduit à ignorer ce que toute la société française sait pertinemment - à savoir que Sarkozy a délibérément laissé courir le tueur pendant dix jours, jusqu’à ce qu’il fasse une erreur de communication, qui brouille la dimension politique de son acte.

En l’occurrence, Merah a fait la preuve de son antisémitisme, lorsqu’il a considéré qu’un enfant juif « valait pour » la cible militaire qu’il venait de rater. Mais l’antisémitisme de Merah n’invalide pas les autres raisons subjectives de son acte, notamment son sentiment d’affronter l’État dans un face à face direct (cf cette phrase de sa mère : « Il a mis la France à genoux »). Et la responsabilité de l’État est précisément de l’avoir confirmé dans cette intuition - inconsciemment en amont des premiers meurtres, dans la phase des dysfonctionnements, puis de façon délibérée.

Mais cela, Samuel Sandler ne veut pas le voir. Comme si attaquer l’État, c’était couper le lien spécifique qui lie l’État à la communauté juive.

Peut-être précisément parce que dans notre monde, les juifs ne sont jamais les vrais protagonistes, et pour cette raison ils sont systématiquement oubliés par les sociologues - dont j’ai dit plus haut que leur mission consiste à se confronter aux sources, pour effectuer une sorte de médiation entre tous les protagonistes. Est-ce qu’ici, je commence à me rapprocher de ton point de vue ? Qui est-ce qui respecte le sort des pures victimes ? Quelle sociologie place la reconnaissance des pures victimes avant la reconnaissance des logiques politiques mises en œuvres par les protagonistes ? D’un point de vue anthropologique, cette sociologie s’appelle l’Église. L’Église entretient un lien particulier à la communauté juive, et en quelque sorte c’est cela que Samuel Sandler défend, si j’ai bien compris. Mais par là, il ne fait que confirmer Merah dans son raisonnement…

Tu vois, les structures anthropologiques du monde monothéiste sont à l’oeuvre dans l’affaire Merah, et dans le véritable défi qu’elle constitue pour la citoyenneté. Disons que cette affaire aura été le symptôme d’une crise de la citoyenneté laïque, particulièrement aiguë sous le quinquennat Hollande. Que la position d’un seul homme, personnellement victime, n’ait jamais pu être infléchie par l’intuition légitime de plusieurs millions, et le sens collectif de l’intérêt public - au point que des djihadistes se soient mis à apparaître par génération spontanée dans la société française, tout au long de ce quinquennat - cela témoignait d’une crise profonde de la citoyenneté, qui n’a fait qu’enraciner la théorie du complot juif. Je peux comprendre que tu n’aies pas une perception positive du mouvement des gilets jaunes, mais il a au moins le mérite de mettre un terme à cette crise de la citoyenneté, par une large socialisation remettant l’intérêt commun au coeur des préoccupations collectives. Et pour ma part, je persiste à penser que la version dominante de l’affaire Merah ne tiendra pas éternellement.



Retour sommaire Merah